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Athos

par Maryse Roussaux

          Athos était un groenendael de belle taille, au poil long et noir. Comme tous les chiens de sa race il avait le museau allongé, les oreilles raides et droites et la gueule ouverte qui laissait voir une langue rose et une mâchoire garnie d’une denture impressionnante. Le regard vif et interrogateur, Athos était  un excellent gardien prêt à défendre ses maîtres en toutes circonstances.
  Chaque matin, Athos accompagnait Marcelle qui partait faire le ramassage du lait dans les fermes de l’Auxois. Déjà, tout jeune chiot il se pelotonnait sur ses genoux tandis qu’elle conduisait. Maintenant qu’il avait grandi, il s’installait d’emblée à côté de sa maîtresse faisant la sourde oreille lorsqu’elle lui intimait de se glisser entre les bidons à l’arrière du véhicule. Dès lors il n’avait de cesse de surveiller les alentours. Personne ne pouvait passer à proximité de la vieille Renault transformée en camionnette, sans déclencher chez lui une mise en garde immédiate. Tandis qu’il dressait les oreilles et  relevait les babines découvrant ses crocs acérés, il émettait un grognement sourd qui stoppait net toute velléité de s’approcher de la voiture. Et si, malgré tout, un inconscient s’entêtait, il aboyait si férocement qu’il le dissuadait  vite de faire un pas de plus. Seule Marcelle pouvait le sommer d’arrêter. D’une certaine manière Athos était une protection pour cette jeune femme d’une vingtaine d’années plutôt gironde qui, en pleine occupation allemande, circulait  seule sur les routes du Morvan au risque de rencontrer à chaque instant des individus peu recommandables prêts à lui voler son chargement ou des soldats goguenards voulant se distraire à ses dépens.
C’était sa mère, madame Emonet et sa sœur, Simone, qui avaient incité Marcelle à prendre un chien. A Saulieu, les trois femmes tenaient la laiterie de la rue du Four. D’origine savoyarde, elles étaient venues s’installer là à la mort du père. La mère était à la boutique ; Simone s’occupait de l’intendance et de la gestion des comptes ; Marcelle avait remplacé le père. Dès l’aube et par tous les temps, elle partait collecter le lait dans les fermes. Le circuit était presque toujours le même : Villargoix, Missery, Thorsy-la-bergère, La Motte-Jarnant, Montlay, Précy-sous-Thil… Aux mauvais jours, surtout lorsque la neige masquait les inégalités du terrain, Marcelle devait faire attention, à l’approche d’une ferme, à ne pas s’embourber dans les chemins défoncés par le passage répété des engins agricoles. Alors, dans la voiture brinquebalante, les bidons vides s’entrechoquaient et Athos avait bien du mal à rester assis sur son train de derrière. Dès que la camionnette entrait dans la cour de la ferme c’était le branle-bas de combat. Tandis que Marcelle se garait devant la porte de l’étable, on s’empressait de sortir les seaux pleins à ras bord du lait des deux dernières traites. Faute de main d’œuvre, la majorité des hommes étant en Allemagne soumis au travail obligatoire ou prisonniers, c’était le plus souvent la fermière qui se chargeait de remplir les bidons. Pendant ce temps, Athos descendu à terre se dégourdir les pattes, en profitait pour courser les chats attirés par l’odeur du lait ou bien encore les poules qui caquetaient bêtement au milieu de la cour. Le chargement terminé, Marcelle notait scrupuleusement sur un calepin le nombre de litres de lait fournis. Parfois, lorsque l’horaire le permettait, elle acceptait de prendre une boisson chaude, de l’ersatz de café ou de la chicorée, qu’elle avalait rapidement avant de repartir vers une autre ferme où le même scénario se répétait.
De retour à la laiterie, au plus tôt dans le milieu de la matinée, Marcelle déchargeait les bidons, un tiers pour la distribution du lait en boutique, les deux autres réservés à l’écrémage. Alors pendant trois heures, dans un bruit assourdissant, elle travaillait sans relâche, récupérant d’une part la crème dont une grande partie servirait à faire du beurre et d’autre part le lait écrémé encore tiède auquel elle ajoutait de la présure. Dès le caillé formé elle remplissait un à un les moules perforés conçus spécialement pour la fabrication du fromage blanc. Pendant ce temps, à la boutique, les chalands surtout des femmes et des enfants munis de leur pot à lait attendaient d’être servis. Et pour tuer le temps on ne manquait jamais de commenter les derniers potins du bourg.
Juste en face de la laiterie habitaient un couple de personnes âgées avec lequel les femmes Emonet étaient en grande amitié. On se rendait mutuellement des services ce qui en cette période difficile que fut l’occupation n’était pas négligeable. Aux vacances leur petite fille Maïne, accompagnée de sa maman, venait mettre un peu d’animation. D’autant que depuis que leur fils, le papa de Maïne, avait été fait prisonnier et embarqué quelque part au nord de l’Allemagne, ils se rongeaient les sangs à la seule pensée qu’il pourrait lui arriver malheur. Seule Maïne qui n’avait que six ans était bien loin des préoccupations des adultes. Dès qu’elle arrivait, elle n’avait qu’une idée en tête, retrouver Athos. D’une fois sur l’autre elle s’étonnait de voir combien le jeune chien avait changé. Certes Athos la reconnaissait et se laissait approcher mais désormais il n’était plus question de chambouler avec lui comme elle l’avait fait quand il était petit. Et c’était bien dommage !
Chaque jour Maïne se faisait une joie de guetter l’instant où Marcelle rentrait de sa tournée. Dès qu’elle entendait le bruit de la voiture sur les pavés, elle traversait la rue. Un peu à l’écart pour ne pas gêner elle observait Marcelle soulever les bidons et les transporter à l’intérieur de la laiterie. Et c’était alors qu’elle essayait d’attirer l’attention d’Athos mais celui-ci fatigué de son voyage filait dans l’arrière-boutique se coucher sur sa couverture où là il n’était pas question de le déranger.
Les fois où Maïne était autorisée, parce qu’elle avait été sage, à assister à l’écrémage du lait, elle était aux anges. Consciente de la faveur que Marcelle lui accordait, elle se faisait toute petite pendant que celle-ci surveillait la bonne marche de l’écrémeuse et notamment les courroies qui avaient une fâcheuse tendance à se rompre et, qu’en raison du manque de matière première, il devenait de plus en plus difficile de les réparer. Dès que la crème commençait de se former Marcelle en prélevait une louche qu’elle versait dans un petit pot en verre. C’était pour Maïne qui en petite fille gourmande se faisait déjà une joie d’en arroser les fraises que, la veille, son grand-père avait cueilli pour son goûter.
Ce n’était jamais avant une heure de l’après-midi que Marcelle en avait terminé. Car le nettoyage des  récipients qui avaient servi demandait beaucoup de soin. Chaque pièce de l’écrémeuse après avoir été plongée dans un bain d’eau de Javel était frottée à la brosse dure puis rincée à l’eau tiède. Il en était de même des bidons de lait et des moules à fromage.  Certains jours s’y ajoutaient les pots de yaourts consignés que les clients rapportaient plus ou moins propres. Enfin, les bidons, tous vides à l’exception de celui qui contenait le petit lait destiné aux éleveurs de porcs, étaient alignés prêts pour la tournée du lendemain.
A l’heure du déjeuner la boutique fermait. Simone avait préparé le repas et les trois femmes passaient à table. Pour Marcelle c’était l’occasion de souffler un peu et de rapporter les nouvelles qu’elle avait glanées tout au long de sa tournée. Il était question de rhumatismes qui clouaient au lit le vieux père Gauthier  alors que l’hiver arrivait et qu’il n’avait pas encore rentré ses bêtes ; de la fille des Blanchard dont le mari était prisonnier en Poméranie; de la grand-mère Cordin qui venait de mourir à l’âge de quatre-vingt dix ans alors que la veille encore elle avait aidé à traire les vaches ; de la p’tiote Gisèle, la petite fille de la Germaine  qui était montée à Paris pour suivre des cours de sténo-dactylo et qui ne mangeait pas à sa faim. Mais Marcelle évoquait aussi les arrestations, de plus en plus fréquentes et les contrôles policiers de plus en plus contraignants.
Après le repas, Marcelle troquait ses vêtements de travail pour une tenue élégante : robe, tailleur ou manteau selon la saison, chaussures à semelles compensées, petit bibi à la dernière mode. Puis la jeune femme quittait la laiterie en direction de la rue du Marché, l’une des plus commerçantes du bourg.  Athos était toujours de la promenade. Tenant dans sa gueule l’anse du panier en osier dont, quoi qu’il advienne, il ne se départirait qu’une fois rentré à la maison, il avançait fièrement aux côtés de sa maîtresse.  Maïne, elle,  était souvent de la partie. Quel plaisir alors de pénétrer dans les magasins où  Marcelle avait affaire. Car les fermiers qui venaient rarement en ville avaient pour habitude de lui confier leurs menues courses : montres à réparer, fil, aiguilles, élastiques, boutons à prendre chez la mercière, lanières, cordes et ficelles de toutes sortes chez le bourrelier, colis à envoyer et mandats à encaisser au bureau de poste sans oublier la pharmacienne qui s’appliquait, non sans mal vu les difficultés d’approvisionnement, à satisfaire chaque ordonnance.
Il y avait deux magasins que Maïne affectionnait tout particulièrement. D’abord la droguerie. Dès la porte franchie elle retrouvait cette odeur si particulière – un mélange de savon de Marseille, d’ammoniaque, de térébenthine et de cire – qui lui rappelait les jours de lessive à la maison. Et comme Marcelle y faisait de nombreux achats dont la présure qui servait à fabriquer les fromages, elle avait le temps que la commande ne soit prête, de fureter au rayon des peintures et de s’amuser à feuilleter les nuanciers. Ensuite la pâtisserie Guillemard, une boutique tout en longueur qui sentait bon la vanille. En vitrine étaient exposées de jolies boites en bois clair avec sur le couvercle dessinée à l’encre de Chine la basilique Saint-Andoche, emblème de la ville de Saulieu. Désormais des boîtes vides, qu’avant la guerre, l’on garnissait des fameuses griottes, spécialité de la maison. Malgré les restrictions la boutique restait ouverte et, si la semaine la clientèle se faisait rare, en revanche, le dimanche il y avait affluence à la sortie de la messe. Et comme par le passé on se bousculait pour y acheter brioches, éclairs, choux ou tartelettes. Privilèges des campagnes sur les villes d’être ravitaillées sans trop de difficulté. A la pâtisserie Marcelle se chargeait de prendre les commandes de fruits, d’œufs, de farine… qu’elle transmettrait aux fermiers. Ensuite on parlait un peu. Maïne écoutait sagement les propos qui se tenaient à mots couverts. Et même si la conversation s’éternisait, peu importait ! Car madame Guillemard ne l’oubliait jamais : il y avait toujours un gâteau, souvent une tête de nègre, qu’elle lui réservait et qu’elle emballait dans un joli papier doré. « Pour ton goûter, petite ». Maïne remerciait et aussitôt sortie de la boutique glissait le précieux paquet dans le panier d’Athos qui, comme devant la droguerie, avait attendu patiemment dehors en dissuadant plus d’un de s’approcher de lui.
Parfois le grand-père de Maïne l’emmenait jusqu’au jardin, aux confins du bourg, où il cultivait fruits et légumes. Mais cela n’avait rien de bien folichon et surtout la petite fille avait peur de se faire gronder d’avoir marché par inadvertance sur un plant de fraisier ou couru entre les plates-bandes sans faire attention. 
Le dimanche, Maïne accompagnait sa mère et sa grand-mère à la grand-messe de dix heures en la basilique Saint-Andoche. Tandis que les deux femmes s’installaient sur les prie-dieu réservés à la famille – une plaque de cuivre fixée sur les accoudoirs en témoignait –  Maïne s’asseyait sur une petite chaise paillée assez peu confortable. L’office était long mais heureusement il y avait des moments distrayants comme la quête faite par les enfants de chœur ou bien encore lorsque les fidèles se dirigeaient vers l’autel pour communier. Maïne observait ces va-et-vient avec intérêt. Pourquoi la bouchère qui d’habitude avait l’air si réjoui prenait-elle soudain un air si compassé ? Et puis il y avait cette dame tout en noir qui cachait son visage derrière une voilette et qu’elle ne soulevait que pour recevoir l’hostie. Et puis encore le bourrelier, sanglé dans un costume étriqué, qui avait bien du mal à se relever après s’être agenouillé devant le prêtre. Ite missa est. Ouf c’était terminé. Les orgues se déchaînaient et le père Barbier ouvrait grand les portes. Maïne connaissait bien le vieux sacristain. Plus d’une fois elle l’avait écouté alors qu’il faisait visiter la basilique à des gens de passage. La visite valait le détour ! De son très fort accent bourguignon il commençait par décrire les chapiteaux qu’il prétendait plus beaux que ceux des cathédrales Saint-Lazare d’Autun ou de la Madeleine de Vézelay. Ensuite, prenant un air goguenard, il ne manquait jamais d’attirer l’attention sur une belle statue de la Vierge allaitant l’Enfant Jésus. D’après la légende elle aurait été offerte  par la marquise de Sévigné pour se faire pardonner des libations excessives lors de l’un de ses voyages dans la région. Et de faire remarquer combien cette madone ressemble à la marquise avec ses fossettes et  ses anglaises. Après, ouvrant une grande armoire dont lui seul détenait la clé, le père Barbier laissaient les visiteurs admirer les reliquaires parmi lesquels le fameux "missel de Charlemagne"dont il était particulièrement fier. Enfin on terminait par un arrêt devant le tombeau de Saint Andoche.
Mais tout cela ne valait pas les heures passées à la laiterie à suivre les moindres gestes de Marcelle, à regarder Simone faire la cuisine ou bien à jouer avec Athos.
Il y avait une chose que Maïne souhaitait par dessus tout : accompagner Marcelle dans sa tournée. A chaque fois qu’elle l’évoquait timidement on lui opposait qu’elle était encore trop petite, qu’il lui faudrait se lever aux aurores… que les routes étaient dangereuses et qu’à tout moment Marcelle risquait de se faire agresser malgré la présence d’Athos dans la voiture… Arguments qui ne la convainquaient pas vraiment. Une fois, juste une fois avant la fin des vacances, Marcelle finit par céder. Pour plus de commodités il fut décidé que Maïne dormirait à la laiterie. C’était plus que n’en demandait la petite fille. Et le roi ne fut pas son cousin quand, après avoir  enfilé sa chemise de nuit et s’être glissée dans les draps elle vit Athos, bien qu’un peu jaloux qu’elle soit là, sauter sur le lit et s’allonger à ses pieds.
Au petit matin, ce fut une Maïne encore ensommeillée qui grimpa dans la voiture et s’assit sagement entre Marcelle et Athos. Très vite l’air vif du Morvan se chargea de la réveiller. Il était à peine six heures quand ils prirent la route. Une route déserte en ce mois d’août 1943. Maïne n’en perdait pas une miette. Et comme elle avait rarement le privilège de monter dans une automobile elle était ravie de rouler à aussi vive allure. A cette heure la nature s’éveillait à peine. Au passage de la vieille guimbarde les oiseaux qui nichaient dans les haies, réveillés par le bruit du moteur, s’envolaient précipitamment tandis que des écureuils affolés surgissaient  des fourrés au risque de se faire écraser. Quittant la route goudronnée, la voiture s’engageait dans des chemins creux bordés de ronciers et de noisetiers. Dans les prés les bœufs dormaient encore couchés côte à côte sous un châtaignier ou un noyer. Marcelle qui jusque-là n’avait cessé de chantonner conduisait désormais sans dire un mot. Athos dressait les oreilles, attentif aux bruits extérieurs. Impressionnée par le silence qui soudain avait envahi l’habitacle, Maïne se tenait coite. Enfin ils arrivèrent dans la cour d’une ferme. Marcelle avait retrouvé sa bonne humeur. Tandis qu’on remplissait les bidons de lait, Athos, comme à son habitude, s’en prit aux poules et Maïne se laissa entraîner par la fermière, une brave femme, qui lui servit un bol de lait et une part de tarte aux prunes. Avant de repartir Marcelle se renseigna sur le chemin "le plus sur". Elle parut soulagée quand on lui certifia que les derniers jours avaient été calmes. Ils se rendirent dans deux autres fermes. Cette fois Maïne eut droit à un panier de mûres et à un pot de confiture de fraises. " Deux prisonniers évadés sont encore arrivés  hier soir à Thorsy… Le maire… Des papiers et des vêtements…" Et tandis que Marcelle écoutait Maïne insouciante jouait avec Athos …

 

Mai 1945. Le père de Maïne est de retour d’Allemagne. 47kilos. Pour se reposer et reprendre des forces rien ne vaut un séjour à Saulieu chez ses parents. Inutile de dire que Maïne est ravie de cette décision. C’est avec joie qu’elle retrouve ses amies de la laiterie et…Athos. Depuis la libération on parle beaucoup de Marcelle. Personne ne savait, personne ne soupçonnait. Le maquis Bayard ? Armes et courrier dans les bidons de lait ? Convoyage d’évadés ou de jeunes prêts à tout pour éviter de partir travailler en Allemagne. A posteriori on comprend mieux les réticences de Marcelle quand Maïne souhaitait l’accompagner. Aujourd’hui Athos aurait pu raconter les dangers qu’ils avaient encourus. Défenseur opiniâtre de sa maîtresse qu’aurait-il fait en cas d’attaque ? On n’ose imaginer le pire.
Puis Marcelle fut élue conseillère municipale et pendant des années participa activement à la vie de la commune. Lorsque Maïne, une grande fille maintenant, revenait chaque été, elle se faisait toujours une joie de partir en tournée.  Alors imperturbable Athos s’asseyait entre elles, sans cesse aux aguets, les oreilles dressées au moindre bruit, même si désormais ils n’avaient plus rien à craindre.