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par Maryse Roussaux

           C’est un agenda de poche en cuir grenu de couleur marron tirant légèrement sur le bordeaux. Sur la couverture, incrustée en lettres dorées, l’année, 1940.
Marie l’a déniché au fond d’un tiroir alors qu’elle finit de vider de leur contenu tous les meubles qu’un brocanteur doit emporter le soir-même. Ereintée par ces dernières journées durant lesquelles Marie n’a cessé de trier tous ces vestiges qui appartiennent au passé et que ses parents ont accumulées au fil des ans, elle a pour premier réflexe de jeter le calepin dans le grand sac poubelle qui contient tout ce dont elle ne veut plus. Mais au moment même où elle s’apprête à le faire, une petite enveloppe blanche s’en échappe. C’est une enveloppe de carte de visite au format ancien comme on en fabriquait encore jusque dans les années cinquante. Elle n’est pas cachetée et en la prenant Marie sent qu’il y a quelque chose de rigide à l’intérieur. Etonnée, elle s’empresse d’en sortir le contenu : une plaque en métal, une photo et deux papiers pliés en huit. Sur la plaque est inscrit : Stalag 2C n° 44 587. La photo est celle d’une grande bâtisse de trois étages flanquée d’une tour. Devant l’entrée principale on peut y voir un attroupement d’une vingtaine de personnes, pour la plupart des hommes en tenue militaire, les autres en civil ainsi que trois femmes vêtues de robes légères. Au dos de la photo une date : Ramplin 1er mai 1945. Enfin, les deux papiers qui ne demandent qu’à se déchirer tant ils ont dû être pliés et dépliés, montrent pour l’un le tracé au crayon d’un itinéraire au nord du lac de Münitz dans le Mecklenburg, Remplin y est indiqué ; pour l’autre, une fiche de transport délivré en gare de Hazebrouck et émanant du ministère des prisonniers, déportés et réfugiés.
            De plus en plus intriguée, Marie s’est interrompue dans son travail. Tant pis si elle prend du retard, elle veut savoir. Alors assise dans un fauteuil bancal – il lui manque un pied – aux ressorts affaissés et aux accoudoirs lustrés à force d’avoir servi, elle ouvre l’agenda. Ecrit en langue allemande, c’est un taschen kalender offert par la firme Siemens. Pages 2 et 3 : un plan de Berlin. Suivent les adresses de la firme en Allemagne, en France…Et dans le monde entier. Pages 53-60 : le merkkalender de 1940 et l’übersichtskalender de 1941. Enfin suit le tages-merkbuch für 1940 : trois à quatre jours par page.
            A première vue toutes les pages semblent vierges. Mais soudain, en les feuilletant méthodiquement, Marie découvre que celles allant de fin avril à fin mai sont couvertes d’une fine écriture au crayon noir, très serrée, à peine lisible.  1940 ? Non, 1945. N’ayant sans doute pas d’autre moyen à sa disposition, l’auteur de ces lignes s’était astucieusement servi de l’agenda en modifiant seulement les jours de l’année 40 par ceux de l’année 1945. Et c’est ainsi que le 28 avril 40 qui était un dimanche est remplacé par un samedi et ainsi de suite.
            Il y a plus de cinquante ans !
            Maintenant Marie sait ce que racontent ces lignes pour certaines presque effacées : les derniers jours d’un prisonnier de guerre rentrant de cinq années de captivité. Et ce prisonnier c’est son père.
            Dans l’immédiat Marie n’a pas le temps de se plonger plus longtemps dans la lecture du document, du reste presque illisible dans l’état où il se présente. Elle glisse l’agenda et la petite enveloppe dans son sac à main et s’empresse d’achever son inventaire.
            Le soir même, après le passage du brocanteur,  la maison est vide.

 

            C’est dans cette maison qu’elle vient de quitter pour toujours que Marie a passé  son enfance et son adolescence. Ses souvenirs remontent à l’époque où, seulement âgée de quatre ans, en 1942, elle commence à aller à l’école et que sa mère, épaulée par ses parents l’élève seule parce que son père est prisonnier de guerre depuis déjà deux ans. Les nouvelles qu’ils ont de lui sont rares et peu détaillées en raison de la censure allemande. Marie voit encore sa photo dans un cadre posé sur le poste de radio. Elle accompagne sa mère poster des colis. Dans la famille on se prive pour envoyer le meilleur avec l’espoir que tout arrivera à destination. Chaussettes chaudes, tabac, savon, biscuits, pâte de coing, petites boîtes de conserve, chocolat (acheté au marché noir par la tante Renée) côtoient une grammaire allemande réclamée lors d’un précédent courrier ainsi que des photos récentes de Marie faites spécialement chez le photographe. On dit qu’il fait très froid, l’hiver, en Poméranie. Marie a demandé où c’était la Poméranie et son grand-père lui a montré une carte d’Allemagne : c’est tout là-haut a-t-il dit en montrant les bords de la mer Baltique. Puis il lui a indiqué avec plus de précision un port, Stettin. Szczecin en polonais. Enfin il a ajouté, le sourire au lèvres : il bichonne les locomotives allemandes dans une gare de triage. Marie imagine mal son père bichonner ces monstres crachant vapeur et escarbilles comme elle bichonne ses poupées, mais puisque son grand-père le dit c’est que ce doit être vrai.
            Marie ne sait plus quelle année le colis est arrivé : pour Noël 43 ou Noël 44 ? Il lui est adressé personnellement. Il vient d’Allemagne. Dedans : une superbe poupée blonde que son père lui envoie. Comment a-t-il fait ? L’oncle Maxime lui suggère de la baptiser Greta.
            Maintenant les nouvelles se font de plus en plus rares. On ne sait plus si les colis, même ceux acheminés par la Croix-Rouge, arrivent. Et puis c’est le débarquement. Les bombardements deviennent de plus en plus nombreux. Les américains sont là sur les bords de la Seine. Eté 1944, été de tous les dangers. Octobre : retour à l’école. On traverse le fleuve sur un bac car le pont a sauté. On mange mal et l’hiver s’annonce rigoureux.
            Le premier mai 1945, il neige sur l’Ile-de-France et Marie est au lit avec la rougeole. Le docteur Lefort est venu trois fois. On commence à parler du retour des prisonniers. Autour d’eux on apprend chaque jour le retour d’un cousin, d’un proche, d’un voisin… La famille vit dans l’angoisse.

 

            Maintenant Marie s’est installée pour lire ce que son père a consigné dans son agenda. Elle s’est armée d’une loupe tant l’écriture est petite et à moitié effacée. Elle peine à transcrire :

Dimanche-lundi 29-30 avril 1945.
            Dimanche après une bonne nuit dans la grange nous repartons vers l’arrière sur Treptow et Demmin. Un bombardier est abattu par trois chasseurs. La ferme est évacuée. Les bombardiers font des piqués impressionnants sur les routes qui mènent à Lubeck et à Griefswald d’où nous venons. Les allemands qui nous encadrent nous obligent à partir à 23 heures. Nous nous dirigeons vers Lubeck. Très vite nous quittons  la colonne et nous partons à sept. Nous passons Stavenhagen puis Malchin où nous arrivons vers 10heures du matin le lundi. Nous avons parcouru 32km. A Remplin je prends la tête de notre petit groupe et j’incite mes camarades à quitter la route que je sens dangereuse. Nous montons derrière  le chemin de fer à droite à l’orée d’un bois. Il était temps ! Les Alliés s’amènent et bombardent la route pendant trois heures sans arrêt. Les obus  sifflent au-dessus de nos têtes. Les blindés approchent. Nous nous réfugions dans le bois et nous creusons des abris, deux par trou. Je partage le mien avec Baelden. Les allemands fuient devant les russes qui entrent dans le pays aux environs de minuit. Ça mitraille de tous les côtés. Malgré tout je parviens à m’endormir jusqu’à 5h du matin.

Mardi 1er mai
            Lorsque je me réveille il fait jour. Tout est calme autour de nous. Nous buvons une goutte de gnole. Un polonais vient nous dire que, en bas, tout est fini et que nous pouvons descendre. Nous partons avec les carrioles sur lesquelles sont entassées toutes nos affaires. Par précaution nous y avons attaché un petit drapeau tricolore que l’un de nous avait fabriqué avant de quitter le camp. Les premiers russes que nous voyons nous serrent la main et nous font comprendre que nous sommes libres. L’un d’eux nous photographie. Des blindés passent sans arrêt sur la route. Je repère une maison et nous y entrons. C’est celle du bourgmestre en face du château. Nous capturons une oie et deux poulets que nous faisons cuire. Nous dressons la table et nous ripaillons. Un soldat russe nous donne du pain. Je me rends au château. C’est un pillage indescriptible. Il y a un piano et je m’attarde à jouer quelques airs. Dans notre maison couchent cinq soldats russes. Eux couchent  par terre, nous dans les lits. Ils boivent tout ce qu’ils trouvent, même de l’alcool à brûler. Ils veulent qu’on trinque avec eux ! Nous commençons à avoir une drôle d’opinion de l’armée rouge.

Mercredi 2 mai
            Nous partons à 8h. Nous revenons sur Malchin. La ville est en feu et complètement rasée. Spectacle d’enfer. Nous continuons sur Stavenhagen. Il y a de nombreux morts dans les fossés. Nous faisons halte dans un grand domaine complètement pillé. Nous voyons des soldats russes essayer de faire de la bicyclette. Et comme ils sont ivres ils tombent et de rage jettent  leur monture contre les murs. Ils s’amusent aussi à tirer dans les fenêtres des maisons.
            Après Stavenhagen nous sommes obligés de bifurquer sur Waren et nous nous arrêtons au château de Jurgenstorf où nous logeons chez le régisseur qui est là ainsi que les propriétaires.

Jeudi 3 mai
            Nous avons passé une bonne nuit ce qui nous a permis de récupérer un peu. Pour ma part j’ai dormi sur un bon divan. Toute la journée se passe à faire de la cuisine et à manger. Poulets, rôtis de porc, omelettes, crêpes, sont au menu. Nous avons besoin de nous restaurer avant de repartir. Les routes sont encombrées par des gens qui avaient quitté leurs maisons et qui y reviennent et aussi par des polonais qui repartent avec des charrettes remplies d’objets pillés.

Vendredi 4 mai
            Encore une bonne journée de repos. Les allemands du château, baronne en tête, voudraient que nous restions car nous les protégeons… En qualité de français nous sommes un vrai passeport. Il ne peut en être question et nous décidons de repartir le lendemain. La femme du régisseur nous donne un pain, chose si rare. Le soir nous mangeons un bon potage, une omelette au lard et des confitures. Boisson : lait frais. Toute la nuit il pleut mais sur le matin il fait beau.

Samedi 5 mai
            Nous quittons Jurgenstorf à 7h20. Nous passons par Kittendorf, Varchentin et Plasten. Arrêt à Warren au bord du lac Müritz. Sur la route nous croisons des prisonniers de toute nationalité. Nous arrêtons dans une maison abandonnée. Nous faisons cuire un poulet, des haricots verts, une purée et un gâteau de gruau. Il fait un terrible orage. Aujourd’hui nous avons parcouru 24km.

Dimanche 6 mai
            Départ à 6h40. Après la traversée de la ville qui a modérément souffert des bombardements nous filons sur Röbel. Le pont qui relie le lac Müritz et Kolpin est détruit. Aussi le passage de l’autre côté de la rive se fait sur une barque, non sans mal car nous sommes encombrés de nos voiturettes que nous ne voulons pas abandonner. Dans le bois que nous traversons il y a de nombreux cadavres, preuve qu’il y a eu des combats. Nous passons Klink-Sietow puis nous arrivons à Röbel à 14h. Nous avons parcouru 23km. Ici c’est la pagaille. Nous tentons d’avoir du pain dans une boulangerie. Des français et des serbes font la police…

Lundi 7 mai
            Départ à 6h45. Nous passons par Leisen-Dammvolde. Nous marchons, marchons pour arriver à Freyenstein à 15h. Là encore c’est la queue devant les boulangeries. Nous n’aurons du pain que vers 18h. Aujourd’hui nous avons fait 27km. Nous nous installons dans une petite ferme car la ville  est totalement occupée par les rouges et le commissaire est un vieil abruti saoul comme une bête. Toute la région est envahi par les pensionnaires des bagnes. Hommes et femmes. C’est un vrai désastre moral.

Mardi 8 mai
            Départ 6h30. Nous passons par Halenbeck, Rohfsdorf et Sudenbeck. Nous arrivons à Pritswalk vers 13h. Un groupe d’allemands défilent dans les rues bien encadrés par des soldats russes. C’est dans cette ville que l’on peut se faire inscrire pour être évacué par camions. C’est ce que nous faisons. Ensuite nous trouvons refuge dans un café qui a été entièrement pillé. Le pays a beaucoup souffert. Nous nous reposons car nous sommes fatigués d’avoir tant marché. Depuis quatre  jours nous avons parcouru 95km dans des conditions difficiles. J’ai mal dans les jambes et je tente de calmer la douleur grâce à des cachets d’aspirine que j’ai pu me procurer.

Mercredi 9 mai
            Journée d’attente. Interminable. A 10h du matin il y a eu un départ de 500 personnes et on nous annonce qu’il y aura un second départ dans la soirée. En vain. Dans la région c’est une animation incessante. Il passe des détachements de toutes origines (mongols, ukrainiens, caucasiens, ouzbeks…). Au centre du rassemblement c’est la pègre qui tient le haut du pavé. Nous sommes mélangés à des déportés politiques parmi lesquels il y a de nombreuses femmes.

Jeudi 10 mai
            Nous partons enfin vers 10h30, dans des camions russes. Nous passons par Perleberg, Harstädt, Grabow et nous arrivons à Ludwigslust chez les américains. Quel changement et quel soulagement pour notre petit groupe ! ! Nous repérons des camions U.S.A dans lesquels nous montons aussitôt et nous voilà partis à toute vitesse en direction de Hambourg. Mais à Goldemitz nous bifurquons sur Lübtheen pour arriver vers 17h30 au camp de Trebs (Jess…. ?). je vais aux renseignements et je tombe sur un poste de T.S.F. j’écoute la radio française coloniale et j’apprends officiellement que la guerre est finie en Europe.

Vendredi 11 mai
            Le matin vers 10h il y a un départ. Deux camions sont encore libres. Nous y allons au culot et nous montons dans l’un d’eux sans être inscrits sur la liste de départ. Dix minutes plus tard nous roulons à vive allure sur la route de Hanover. Nous passons l’Elbe sur un pont à bateaux. Puis c’est Uelzen qui est une ville aux trois quarts détruite. Arrêt de deux heures avant de repartir pour Celle. C’est là que se trouve le centre de rapatriement. Visite médicale, inscription puis une bonne soupe avant d’aller dormir dans les écuries d’une ancienne caserne de cavalerie. Nous avons fait plus de 100km dans la journée et nous sommes à 45km de Hanover.

Samedi 12 mai
            Nouvelle journée d’attente que je passe sur la pelouse de la cour prenant un bain de soleil salutaire pour mes douleurs qui continuent à me tarauder malgré l’aspirine. Le soir nous voyons partir 15 groupes de 35 ce qui est peu. Ayant eu trop chaud la nuit précédente dans le box des chevaux je décide de coucher sur la pelouse. Mes camarades font comme moi.

Dimanche 13 mai
            Après une bonne nuit nous faisons une toilette sommaire. Dès 9h les camions sont là. Nous embarquons et à 11h le convoi prend la route de Hanover puis de Bremen. Nous nous arrêtons à Sullingen (55km de Bremen). Nous sommes des milliers et nous couchons à la belle étoile. Le ravitaillement est inexistant. Quand repartirons-nous ? Aujourd’hui 13 mai c’est l’anniversaire de Marie et j’aurais tellement voulu être rentré pour pouvoir lui souhaiter.

Lundi 14 mai
            Nous attendons toujours. Une menace d’orage nous oblige à chercher refuge. Un petit pavillon abandonné fait notre affaire. Nous apprenons que notre départ est au moins différé de 48h. Je prends mon mal en patience et je dors une grande partie de la journée. Quand je me réveille le temps est toujours orageux.

Mardi 15 mai
            Encore une interminable journée d’attente. On nous annonce un départ. En fait c’est une fausse information. Tout est remis au lendemain

Mercredi 16 mai
            6h rassemblement. Enfin nous montons dans les camions. Il est 10h30. Nous filons vers l’ouest. Après seulement deux courtes pauses de 5min chacune, nous arrivons vers 16h30 à Rheine après avoir contourné Osnabrück au nord. Le camp de Rheine est très mal organisé, il y règne une pagaille monstre. Nous faisons la queue pendant 3h pour voir le guichet d’inscription se fermer devant nous ; puis nous attendons encore une heure pour obtenir une louche de bouillon ! Pour finir nous couchons à la belle étoile.

Jeudi 17 mai
            Le soleil va se lever quand je me réveille. Je réalise que le camp est installé dans un wernerwork de Siemens, immense usine dont il ne reste rien. De nouveau nous faisons la queue. Inscription pour une carte de rapatriement. Ensuite désinfection et visite médicale. Enfin c’est le départ dans des camions de l’armée française ! On nous conduit à la gare de Rheine qui a été complètement détruite par les bombardements. Nous partons par le train jusqu’à Bocholt via Borken. Nouvelle escale. On nous installe dans une usine totalement détruite. Pour la première fois on nous sert de la soupe dès notre arrivée. On apprend que les hommes et des femmes qui nous accueillent sur des gaullistes.

Vendredi 18 mai
            Au réveil, pour la première fois depuis cinq ans, nous avons droit à un véritable café au lait. Ensuite nous partons dans des camions français. A toute allure ! Les jeunes qui conduisent n’ont rien à envier aux conducteurs américains que nous avons eus précédemment ! Nous traversons Isselberg, Emmerich et Kleve. A 9h15 nous traversons le Rhin sur un pont de bateaux. Peu après nous arrivons au camp de Pedburg où nous attendons de prendre le train. Pour tuer le temps les GI/army font la chasse aux SS et ils ne sont pas bredouilles. Avec les tatouages qui les caractérisent il ne peut pas y avoir de doute ! Les belges SS abondent, ce n’est pas croyable !
            En fin de journée on nous sert une bonne soupe avec un morceau de pain avant d’aller nous coucher.

Samedi 19 mai
            Le temps est maussade et la pluie menace. Nous sommes rassemblés au environ de 10h puis nous embarquons de suite. Le ravitaillement se fait dans les wagons. Nous partons en fin de matinée. Nous passons la frontière hollandaise à Gennep à 12h15. Puis ce sont les gares de Haps, Mill, Uden, Veghel, Tilburg et la frontière belge à 15h56. Weld, Turnhout, Herentals, Lier, Mechelen, arrivée à Brussel ( Schaerbeck) à 16h. Nouveau départ à 17h30 pour Tournai puis passage de la frontière française à 22h. Enfin Hazebrouck à 23h50.

 

            Marie a dû s’y reprendre à plusieurs fois avant de tout retranscrire. Le plus difficile a été d’orthographier correctement tous les noms des endroits par où sont père est passé. Aidée d’un atlas elle a pu suivre le chemin parcouru et notamment toute la partie qu’il a fait à pied, avec ses compagnons de route dont les noms figurent sur les dernières pages de l’agenda.  Marie les imaginent fourbus mais décidés, poussant devant eux leurs carrioles fabriquées avec les moyen du bord – vieux landau, brouette – dans lesquelles ils ont entassé leurs affaires et, vestiges des derniers colis reçus, un peu de nourriture.
            A la lecture de ces lignes émouvantes, Marie essaie de se remémorer les quelques fois où elle a entendu son père raconter ce qu’il a vécu. Mais seules des bribes lui reviennent. Les soldats russes, des vrais brutes qui tirent dans les fenêtres avec leur mitraillettes, qui saccagent tout devant eux, qui pillent, violent, qui s’effrayent d’entendre un réveil sonner, qui ne savent pas monter sur un vélo et surtout qui sont saouls du matin au soir, buvant tout ce qu’ils trouvent, même de l’alcool à brûler. Les polonais, des fourbes qui dans les camps dénoncent volontiers les prisonniers français aux allemands et qui, une fois libérés, s’adonnent à des pillages monstrueux, entassant tout sur des chariots tirés par des chevaux, butin qui les accompagnera jusqu’en Pologne. Les italiens, des traîtres…. Le passage de l’Elbe sur un pont de bateaux. Les bombardements de Stettin. Ses copains qui le guide parce qu’il ne voir rien dans le noir et qu’il faut gagner au plus vite les abris. Son allergie à l’aspirine à force d’en avoir consommé toutes ces journées durant lesquelles ils ont marché…
            Si Marie a peu de souvenirs de toute cette période, c’est peut-être parce que son père en a peu parlé. En revanche, Marie revoit parfaitement le jour de son retour.
            Fin mai. Ce jour-là il fait beau et Marie, convalescente, a le droit de sortir dans le jardin. Matinée calme jusqu’au moment où une voisine, habillée à la hâte, vient sonner à leur porte. La Croix-Rouge a téléphoné chez elle… Pourquoi chez elle ? Parce que le téléphone chez les parents de Marie n’est pas encore rétabl... Il arrive. Il sera à la gare en fin de matinée. Agitation extrême, on pleure, on rit. La mère de Marie l’habille de sa plus belle robe. Elles partent toutes les deux pour la gare et arrivent au moment même où un train arrive. Quelques minutes encore puis soudain, trois hommes émaciés, vêtus d’une capote qui pèse sur leurs épaules, coiffés d’un calot délavé et portant chacun une musette en toile, apparaissent au bout du quai. Alors Marie entend sa mère qui, les larmes aux yeux,  lui dit : va embrasser ton père. Mais elle qui n’a aucun souvenir de lui, face à ces trois hommes, demande : maman lequel est-ce ?