Le renard de la république

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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nouvelle

Le renard de la République

par Maryse Roussaux

Il avait quitté le terrier à la tombée de la nuit. Sans bruit pour ne pas inquiéter sa famille. Surtout sa mère qui n’aimait pas le savoir loin. Qu’il vadrouille dans le Bois de Vincennes passe encore mais qu’il s’aventure au-delà ne pouvait être pour lui que source de graves ennuis. Son père était plus fataliste. Il comprenait oh combien c’était tentant pour un jeune d’aller à la découverte du monde. Bien sûr toujours avec le risque d’y laisser sa peau mais il considérait à juste titre que son fils était assez malin pour flairer le danger et s’en écarter à temps.
          Guiart était un renardeau au pelage roux vif. Sauf sa gorge qui était d’un blanc immaculé. On le disait beau et il est vrai que tous les siens s’accordaient pour dire qu’il était un cadeau des dieux. Et avec cela, malgré son peu d’expérience, un excellent chasseur. On était fier de lui et sans ce goût immodéré pour l’aventure il eût été un modèle parfait pour ses jeunes frères et cousins.
          Lors de ses premières escapades nocturnes Guiart avait surtout exploré le Bois. Il avait pourchassé le lapin, affolé les musaraignes et occis plus d’un hérisson. Peu à peu il s’était enhardi au point de couvrir un territoire de plus en plus grand. Et qu’elle ne fut pas son étonnement quand, une nuit,  débouchant d’un taillis il assista à un étrange ballet. Des hommes et des femmes, costumés comme pour carnaval, marchaient de long en large au bord de la chaussée tandis que des voitures roulant au pas les frôlaient et que leurs conducteurs les interpellaient. Intrigué, Guiart, tapi dans l’ombre,  resta des heures à les observer sans comprendre ce qu’ils faisaient là. A l’aube, la faune insolite quitta les lieux.  Alors que Guiart rentrait chez lui, il croisa son oncle. Tout fier il  lui raconta ce qu’il venait de voir.  Que n’avait-il dit ! La mise en garde fut immédiate :

          - Malheureux ! Ne t’avise jamais de t’approcher d’eux. Beaucoup ont des armes
           et faire un carton sur un renardeau les amuserait tu peux me croire.

          - Mais tapi dans un fourré ils ne peuvent pas me voir.

          - Il suffit que les phares d’une voiture t’éclaire et ton compte est bon. Ces gens-là
           ont la gâchette facile. Je t’en prie écoute-moi.

         Guiart pensa que son oncle exagérait et plus d’une fois il retourna observer l’étrange manège. Puis il se lassa de ces gens aux mœurs qui lui paraissaient pour le moins curieuses. Mais  comme à l’école, le maître lui avait appris à ne porter aucun jugement sur autrui, il regretta seulement qu’il fût obligé de s’en méfier.
          De mois en mois Guiart élargissait son champ d’action. Désormais, il n’était pas rare qu’il se promène dans les rues de Vincennes, juste en bordure du Bois. Quelle délectation quand, jaillissant d’un taillis, il semait la panique parmi les riverains qui sortaient leur chien pour sa promenade du soir. Quelle délectation de les voir détaler comme des lapins, retenant tant bien que mal leur protégé qui, plus affolé encore que leur maître, tirait désespérément sur leur laisse. « Un renard ! Parfaitement ! Si tu avais vu ses oreilles dressées, son museau pointu et ses pupilles brillantes comme des pépites tu n’aurais eu aucun doute. Et il nous observait. Dire qu’il aurait pu s’attaquer à Frisquette. Pauvre Frisquette, il n’en aurait fait qu’une bouchée… »
          Mais Guiart n’avait aucun goût pour le chien-chien à sa mémère. S’attaquer à un malheureux caniche était contraire à ses principes. Sans compter que, l’unique fois où il s’était laissé tenter, il en avait trouvé la chair insipide et avait souffert de cruels maux d’estomac plusieurs jours durant.

         « Un jour j’irai jusqu’à Paris » avait-il prononcé devant ses frères en admiration devant lui. « Mais chut !  Il ne faut rien dire aux parents ». Les petits, que les exploits de leur aîné faisaient rêver, avaient promis.
         Ce soir là il avait sauté le pas. Sur le chemin il avait eu la tentation de faire un détour par le parc zoologique pour saluer son vieil ami, un léopard qui n’en pouvait plus d’être en cage et qui se laissait mourir à petit feu, mais il s’était abstenu. Pourquoi l’inquiéter inutilement ? Mieux valait attendre d’être de retour pour lui raconter son aventure.
         Avant de partir Guiart avait étudié une carte détaillée. Après réflexion, il choisit de passer tout d’abord par la Pelouse de Reuilly où la foire du Trône battait son plein. Un lieu idéal pour trouver de quoi se restaurer à bon compte avant de gagner la capitale. Merguez et poulets étaient à portée de museau et le marchand qui le surprendrait à chaparder n’était pas encore né.
          Tandis que Guiart finissait son repas abrité sous la plate-forme d’un manège, le grand huit qui faisait hurler de peur ses occupants, une odeur de caramel vint lui chatouiller les narines. A deux pas un vendeur s’époumonait pour attirer la clientèle : « Une barbe à papa pour le gamin ! Une pomme d’amour pour la demoiselle… et goûter mes petits cochons en pain d’épices… Les meilleurs de la foire. » A l’écouter Guiart se remémora une histoire que sa tante racontait à ses cousins quand ils étaient petits. Une histoire qui remontait à au Moyen-âge. A la foire Saint-Antoine. Percehaie, un jeune renardeau ayant entendu dire qu’on y débitait du cochon s’y était précipité. Mais le niaiseux pour épater la galerie se gava, à s’en étouffer, de cochons en pain d’épices que fabriquaient les religieux du couvent voisin. Le résultat ne se fit pas attendre, malade à en crever il ne dut son salut qu’aux bons moines qui lui prodiguèrent en temps les soins nécessaires.
          Guiart quitta la foire du Trône sans regret car le bruit assourdissant des manèges l’abrutissait au point qu’il n’entendait plus rien et l’obligeait à se tenir constamment sur ses gardes.
          Foire du Trône, place du Trône… place de la Nation aujourd’hui.  Maintenant Guiart trottinait sur le cours de Vincennes. Il faisait doux en cette veille du premier mai. Le dernier café encore ouvert se préparait à fermer. Attiré par l’odeur, Guiart se faufila entre les fûts de bière empilés sur le trottoir. La bière était l’une de ses boissons préférées. Après les merguez une lampée aurait été la bien venue mais malheureusement les bidons étaient vides. « Passe ton chemin Guiart et ne fait pas comme Percehaie ton lointain ancêtre qui n’a pas su résister à la tentation. »
         Sur la place pas âme qui vive. Guiart craignant d’être facilement repérable, rampa jusqu’au bassin central où il trouva refuge sous les arbustes qui l’entouraient. L’eau était fraîche, il se désaltéra. Alors qu’il buvait, la lune masquée jusque-là par d’épais nuages, apparut, éclairant subitement les lieux. Levant la tête, Guiart eut un moment de panique. Pourquoi cette femme montée sur un char tiré par des lions le regardait-elle ? Que lui voulait-elle et pourquoi ne l’avait-il pas entendu arriver ? Puis il réalisa qu’il n’était qu’un renard stupide doublé d’un poltron. Depuis quand devait-il avoir peur d’une statue? Ce n’était pas faute de l’avoir entendu moult fois répété par Reinardus, le maître d’école, que l’homme est une espèce à part qui se différencie de tous les autres animaux par le besoin de laisser des traces de son passage sur terre. Cela avait commencé par des graffitis dans des grottes puis continué par des pyramides, des arcs de triomphe… Aujourd’hui il des tours plus hautes que la tour de Babel et des sculptures à tous les coins de rue.  
          Guiart était subjugué. Quelle élégance, quelle grâce ! Mais pourquoi cette femme, au demeurant  d’une grande beauté, était-elle juchée sur ce bassin ? Il se souvenait bien de son cours d’histoire où il avait appris que Saint-Louis rendait la justice sous le plus vieux chêne du bois de Vincennes, que le Donjon avait été le siège d’événements dramatiques mais ses connaissances s’arrêtaient là. Dès son retour il interrogerait Reinardus.
          Considérant qu’il s’était suffisamment attardé, Guiart reprit la route. Bordée d’arbres, l’avenue Philippe Auguste lui parut sûre. Il s’y engagea sans crainte et son instinct lui donna raison car pas une seule fois il n’eut à se terrer en attendant que la voie redevienne libre. En haut de l’avenue, Guiart  longea un haut mur qui n’en finissait pas. Que pouvait-il bien abriter ? Une caserne comme à Vincennes ? Méfiant il se tint à nouveau sur ses gardes. Où se trouvait l’entrée ? Il se passa bien une heure avant que Guiart qui avançait les oreilles abaissées, la gueule largement ouverte, prêt à bondir à la moindre alerte, ne trouve une brèche suffisante pour qu’il puisse s’y glisser.

        - Attention mon vieux tu vas y laisser des poils !  

         Guiart sursauta. Un bruit d’ailes lui fit tourner la tête et, perchée juste au-dessus de lui, il découvrit une hulotte qui l’observait d’un air moqueur.

          - Que viens-tu faire à cette heure tardive ?
          - Je ne sais pas. Où suis-je ?
          - Parce que monsieur veut me laisser croire qu’il ne sait pas où il est ?
          - C’est la vérité. Je viens de loin et je suis entré par hasard. Pas curiosité.
          - Eh bien sache que tu es dans le cimetière le plus illustre qui soit.
          - Celui du père La Chaise. N’en as-tu jamais entendu parler ?
          - Non mais c’est la première fois que je visite Paris.
          - Alors tu as des excuses. Suis-moi je vais te faire faire le tour du propriétaire.
             Promets-moi seulement de ne pas t’attaquer aux lapins et aux musaraignes que
             nous pourrions rencontrer. Ici c’est chasse gardée. Compris ?
          - Compris.

         Que de monuments dans ce jardin ! Guiart n’en croyait pas ses yeux. Pourquoi les humains s’entassaient-ils les uns à côté des autres avec des pierres et des maisons sur le ventre ? Et toutes ces fleurs fanées dont l’odeur douceâtre finissait par lui donner mal à la tête. Sur son passage peu d’animaux ne semblaient vouloir se montrer. Pourtant quelques lézards, des écureuils curieux de comparer leur queue avec la sienne et les gardiens des lieux, des freux qui le surveillèrent durant toute la visite.
          Ne voulant pas s’attarder plus que nécessaire, Guiart remercia la hulotte de son accueil chaleureux et lui promit de revenir plus longuement une autre fois. Alors qu’il quittait le cimetière il commença de pleuvoir. La lune se cacha et l’obscurité fut totale. Ce n’était pas pour lui déplaire. Maintenant il avançait vite. Lorsqu’il avait consulté son plan il s’était promis d’aller le plus loin possible avant de faire demi-tour. Une horloge au loin sonnait les douze coups de minuit. Il s’aventura encore et soudain déboucha sur une place qui lui sembla moins grande que celle de la Nation mais beaucoup mieux éclairée. On y voyait comme en plein jour. C’était splendide et le monument qui se dressait en son centre était bien plus impressionnant que celui de la place de la Nation. Oubliant toute prudence, Guiart s’en approcha pour l’admirer. Mais il n’avait pas fait trois enjambées qu’il s’entendit interpellé.

          - Eh toi là-bas on n’ t’a jamais vu. T’es le chien de qui ?

         Une masse informe bougea sous une couverture puis une tête hirsute apparut.

          - Bon Dieu mais t’es pas un chien ! T’es un goupil !
          - Je suis Guiart. Et toi ?
          - La Guigne.

         Guiart n’était pas effrayé. Des sans-logis comme la Guigne il en rencontrait souvent dans le Bois de Vincennes qui erraient à la recherche d’un endroit où dormir. Il y en avait même qui avait construit une cahute avec des branchages et des planches. Ils restaient là jusqu’à ce que la police les embarque. D’autres prenaient leur place. Il en connaissait même qui revenaient dès qu’on les avait relâchés. Jamais ils ne lui avaient fait de mal.

          - Et que viens-tu faire dans les parages Guiart ?
          - Je visite Paris.
          - Tu tombes bien !
          - Pourquoi ?
          - Demain c’est le défilé.
          - Un défilé ?
          - Une procession si tu préfères. Pour le premier mai. Tous les ans ils viennent ici
           avec des banderoles… des oriflammes pour célébrer la fête du travail comme
            si le travail devait être célébré ! T’as jamais entendu parler de l’arbre de la Liberté ?
          - L’arbre de Mai ?
          - Ça c’était avant la Révolution… J’vois que tu comprends rien à mon discours.
            T’as bien appris qu’autrefois le royaume était gouverné par des rois ?
          - Oui.
          - Eh ben après on leur a coupé la tête et maintenant c’est la République.
          - C’est qui République ?
          - Lève la tête. Elle est là-haut sur son piédestal. Elle te regarde.
          - Mais c’est une femme ! Tout comme sur la place de la Nation.
          - C’est la même.
          - Non mais elles se ressemblent comme deux sœurs. Celle-ci est encore plus belle.
            Et les trois autres qui sont assises à ses pieds qui sont-elles ?
          - Ses dames d’honneur, Liberté, Egalité et Fraternité.
          - Alors République c’est une reine qui a pris la place du roi ?
          - Non c’est la mère de la Patrie, de nous tous si tu préfères.   
          - La Patrie ?      
          - Te fatigue pas, tu peux pas comprendre. T’as l’air fatigué. Tu peux rester dormir
            ici et demain matin nous irons dans une cache d’où tu pourras assister à la fête…

         La Guigne continuait de parler mais Guiart n’écoutait plus. Il n’avait plus d’yeux que pour République qui semblait lui sourire. Vêtue d’une longue tunique qui moulait son buste et s’enroulait autour de ses jambes, coiffée d’un bonnet d’où s’échappait une imposante chevelure, elle avait fière allure. Il venait de tomber amoureux de République mais ne le savait pas encore. Il s’endormit.
         A l’aube, avant que la Guigne ne se réveille, il quitta les lieux. Des cars arrivaient en grand nombre. En descendaient des hommes et des femmes qui parlaient haut, chantaient et se mêlaient à la foule déjà dense.
          Guiart avait trop tardé. Maintenant il trottait comme dans un rêve. Au risque de se faire prendre. Ce qui faillit arriver alors qu’il était à deux pas du Bois et que voulant traverser une ultime rue, une voiture déboucha à toute allure. Malgré la fatigue qui commençait à se faire sentir il bondit et se retrouva sur le bas côté de la route, réalisant qu’il l’avait échappé belle. « C’est République qui m’a sauvé ».
          Son équipée Guiart la raconta à ses frères mais s’il parla de la foire du Trône, de la place de la Nation, du cimetière de Père La Chaise, il resta évasif sur République. République c’était son secret.
          Maintenant il connaissait le chemin. Il y retourna et peu à peu prit l’habitude d’y rester plusieurs jours. La Guigne lui avait fait rencontrer ses copains, des balayeurs, des sénégalais chargés de nettoyer les entrées du métro avant que les grilles ne s’ouvrent sur les premiers voyageurs et qui, faute de logement, dormaient sur leur lieu de travail ; des éboueurs toujours prêts à boire un coup avec la Guigne qui en les voyant sortait une bouteille de dessous son manteau ; des égoutiers qui avant de descendre sous terre cassaient la croûte au pied de la statue. Tous avaient pris Guiart en amitié bien qu’aucun ne s’expliquât la passion de celui-ci pour la femme statue ; ils auraient eu tendance à s’en moquer si la Guigne ne les en avait dissuadés. Pouvait-il savoir, lui un renardeau sans expérience, que cette femme qu’il idolâtrait avait porté en elle tout l’espoir d’un peuple mais que depuis, seuls quelques irréductibles y croyaient encore. Alors, un soir de libations, la Guigne et ses copains l’avaient baptisé le renard de la République.
         Depuis ce soir-là il n’est pas rare, qu’aux abords de la place de la République, des noctambules qui se pressent de rentrer chez eux par le dernier métro n’aperçoivent dans les brumes de la nuit la silhouette d’un renard indifférent à leur présence, assis sur son train arrière et aussi figé que la statue qu’il contemple.