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La présence de l'absent

par Stéphanie Albarède

Le soleil brûle les grains de blé. La terre s’est lézardée. La porte oubliée entrouverte laisse pénétrer la chaleur et le bourdonnement des abeilles. La pendule égraine les secondes. La radio grésillante joue en sourdine un air de valse.
La goutte de prune coule le long de sa gorge déclenchant une brûlure qu’elle désire « amnésiante ». Mais dans les brumes de l’eau de vie, son existence défile. Assise dans la pénombre de la cuisine, les bras croisés sur la nappe à carreaux rouges et blancs, elle attend. Son regard perdu ne semble pas voir les dernières convulsions de la mouche prise au piège de la cloche à vinaigre. Une autre petite gorgée salvatrice. Une autre brûlure. Son regard se déplace vers la porte. La clarté subite de cette après midi d’été brouille sa vue. La vapeur qui monte du sol transforme le jardin en paysage impressionniste. Elle voit deux silhouettes virevolter. Dans ce mirage vaporeux, elle reconnaît ce bras qui enserre la taille de la jeune fille. Elle aime ce bras durci par le labeur des champs, elle le sait halé et soyeux. Elle le sent la presser contre lui. C’est elle la jeune femme qui tournoie. Dans sa robe en organdi blanc, elle est la reine de la fête. Ils se sourient et oublient les autres malgré les rires qui fusent depuis la table où l’on a servi le repas de noce. Leurs pieds s’accordent sur les notes de l’accordéon, leurs mains s’unissent pour le meilleur et pour le pire.
Une autre gorgée, une brûlure moins vive. A défaut d’être «amnésiante », l’eau de vie se fait anesthésiante. Elle bat les paupières. Le mirage a disparu. Un long soupir couvre le tic-tac de la pendule. Elle bouge un peu, le pied de la chaise cannée racle les tomettes dans un bruit strident qui fait vibrer ses tympans. Elle grimace.
Le chien, un jeune ratier, aboie. Elle se lève lourdement pour regarder par la fenêtre ce qui a déclenché sa fureur. Elle soulève les rideaux au crochet et le voit sautillant sur ses pattes arrières, le museau tendu vers les branches du pommier. Le chat le nargue sûrement depuis les hauteurs. Son regard embué fixe le pied de l’arbre. Elle se souvient. Elle est là assise le dos appuyé contre l’écorce qui égratigne sa peau à travers le tissu de sa robe estivale. Elle somnole dans la chaleur naissante d’un été précoce. Soudain, deux mains, dont les cals témoignent du maniement de la bêche, se posent sur ses paupières. Elle rit. Il contourne le tronc du pommier, s’assoit à ses cotés et dépose délicatement un baiser sur le lobe de son oreille. Elle sent son souffle dans son cou. Elle frissonne et maintient ses yeux fermés. D’une main, il dénoue doucement le lien qui retient sa chevelure. Celle-ci se libère en un éventail doré comme les champs de blé. Il en hume l’odeur, sa main descend lentement en dessinant chaque courbe de son corps puis remonte tout aussi lentement sous l’imprimé fleuri de sa jupe. Elle rit. Mais son rire se meurt au fond de sa gorge. Elle quitte sa fenêtre pour reprendre place sur l’unique chaise de la pièce ; l’hiver dernier elle a brûlé l’autre, inutile, évocation douloureuse de l’absent.
Elle tremble en se servant une nouvelle rasade. Elle prend une longue lampée. La chaleur de l’alcool envahit son corps. Elle entend une cloche sonner dans le lointain, témoin d’une vie alentour. Elle s’évade à nouveau. Comme il est beau et digne dans son costume du dimanche, le visage rasé de prêt. Elle s’amuse à caresser cette peau douce comme la peau de bébé qui au cours de la journée se muera en papier verre. Elle lui avoue son impression de caresser les joues d’un nourrisson. Il lui sourit tendrement et de sa voix rauque, lui murmure à l’oreille «à propos de bébé, il faudrait y songer ». L’enfant restera un songe. Une larme coule le long de sa joue. Elle avale encore un peu de son breuvage qu’elle voudrait potion magique. Elle essuie la larme du revers de la main et la regarde scintiller sur sa peau. Le passé ne veut pas s’effacer.
Il est là tout contre elle. Il veut boire ses larmes de joie comme à chaque fois que ses attentions merveilleuses la font pleurer. Il pose ses lèvres sur le velouté de ses joues et aspire doucement les gouttes de bonheur. Elle l’aime tant.
Elle frotte brutalement la larme qui brille encore sur le dos de sa main. Elle veut l’effacer, faire taire son passé, ne plus souffrir. Elle finit son verre d’un trait. Le choc brutal de l’alcool lui emplit les yeux de larmes. Elle ne distingue plus le paysage que laisse entrevoir la porte restée ouverte.
La radio joue maintenant une Polka. Il se lève de sa chaise, la prends dans ses bras pour la détourner de l’évier et l’entraîne dans une folle équipée. Elle rit, le traite de fou. Ils s’arrêtent de danser, essoufflés et heureux. La musique s’est arrêtée, la mauvaise nouvelle tombe. Ils s’y attendaient mais avaient essayé d’en occulter l’idée. Il s’assoit abattu, la prend sur ses genoux. Elle serre sa tête contre sa poitrine, plonge son visage dans sa chevelure. Ils ont peur. L’avenir ne leur paraît plus rose tendre. L’incertitude est née.
Elle ne s’est pas rendu compte de l’automatisme qui a rempli à nouveau son verre. Gorgée après gorgée, ses pensées s’enlisent mais il est toujours là. Elle tourne son visage vers le buffet où trône sa photo en uniforme. Elle lui adresse un sourire de tristesse. Ce n‘est pas lui cette photo, ce n’est pas eux, c’est l’histoire qui leur a volé leur propre histoire. Elle tend le bras pour la coucher mais n’a pas la force de se lever. Il faudra qu’elle la change. En ramenant son bras, elle renverse son verre. Le liquide transparent se répand. Elle regarde d’un œil morne, indifférent, la petite flaque qui s’est formée sur les carreaux rouges et blancs, puis le niveau de la prune qui a baissé dans la bouteille. Elle se ressert.
Après quelques gorgées inefficaces contre l’assèchement de sa bouche, elle tente de fredonner un air qu’il jouait à l’harmonica mais sa voix ne franchit pas ses lèvres et s’englue sur sa langue pâteuse. Elle reprend une bouffée d’air pour tenter à nouveau de chantonner mais en vain, elle échoue. L’harmonica, la seule chose que son compagnon d’arme lui ait ramené. Elle frissonne malgré la chaleur.
La mouche a fini de convulser, le vinaigre a eu raison d’elle. Un soupir de détresse. Si l’eau de vie pouvait être l’eau de … le rejoindre.
Le chien est partit aboyer sur le chemin, près du portail. Comme ce jour-là ! Elle pelait des pommes de terre. Quelques instants après les aboiements du Ratier, on frappait à la porte. Elle s’essuie ses mains sur son tablier et va ouvrir. Deux gendarmes le Képi à la main se tiennent devant elle, empêtrés dans leur gène d’annoncer la nouvelle. Le plus âgé lui tend l’enveloppe. Elle hurle avant même d’ouvrir la lettre fatidique.
Elle s’étouffe, elle vient d’avaler de travers. Son cœur palpite de douleur. Elle veut effacer le visage de ces deux messagers. Elle attrape la bouteille et vide le reste d’un trait, à même le goulot.
Assise dans la pénombre de la cuisine, les bras croisés sur la nappe à carreaux rouges et blancs, elle attend que l’oubli l’emporte. Sa tête roule sur son avant bras. Elle rejoint dans les limbes de l’alcool son «porté disparu». La sueur a collé de petites mèches de cheveux sur ses tempes. Sa peau translucide laisse transparaître au coin de l’œil les pulsations d’un petit vaisseau bleuté. Une grosse mouche aux reflets métalliques vient se poser sur son bras. Celui-ci reste immobile. Elle est hors d’atteinte.
Il fait chaud, très chaud.
Eté 1946.