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La fontaine désertée

par Maryse Roussaux

           Elles l’avaient décidé, ce serait pour cette nuit. Une nuit de juin constellée d’étoiles et la lune qui de là-haut éclairait le boulevard, comme en plein jour. Ce boulevard où, afférés, les passants allaient et venaient sans jamais les voir. Comme si, naïades intemporelles, elles n’existaient pas. Et pourtant, sans elles qui soutenaient à bout de bras le dôme en fonte vert bronze incrusté d’écailles et agrémenté de malicieux dauphins, aucun filet d’eau ne s’écoulerait de la fontaine. Il est vrai qu’au vingt-et-unième siècle une fontaine publique n’a plus guère d’intérêt même pour les plus démunis qui vivent dans la rue. Mais celle-ci avait été installée il y a fort longtemps alors que l’eau potable était encore rare. Et depuis elle était restée en l’état comme le témoignage d’une époque révolue.
           Bonté était à l’origine du projet. Des quatre cariatides c’était elle la plus audacieuse. Que de fois n’avait-elle quitté la fontaine et délaissé ses compagnes pour flâner dans les rues alentours s’aventurant parfois même jusqu’aux berges du fleuve où dépouillée de ses voiles elle osait se baigner nue. Après chacune de ses escapades nocturnes, elle revenait prendre sa place au petit matin et racontait ce qu’elle avait vu. Ses trois compagnes, Charité, Simplicité et Sobriété, l’écoutaient curieuses et tentées elles aussi d’aller explorer les environs. Oui mais comment s’échapper, ne serait-ce qu’un court instant, sans provoquer un drame. Au pire elles auraient pu, tout comme Bonté, s’accorder l’une après l’autre quelques heures de liberté mais Sobriété d’un naturel craintif refusait de s’éloigner seule. Et puis ensemble, guidées par Bonté, ce serait tellement plus excitant.
           Alors qu’elles cherchaient une solution, la santé de Simplicité leur donna des inquiétudes. Des quatre c’était la plus fragile. Tout cela à cause de ce maudit sculpteur qui par souci d’esthétique l’avait enveloppée d’une tunique si légère qu’il l’avait condamnée à prendre froid au moindre courant d’air. Et des courants d’air il y en avait. Au fil des ans Simplicité était devenue sensible non seulement au froid mais aussi à la pollution. Elle maudissait les pots d’échappement des voitures et des bus qui, à toute heure du jour, enfumaient le quartier. Maintenant elle était prise de violentes quintes de toux qui l’affaiblissaient et obligeaient ses compagnes à la relayer pour lui éviter toute fatigue. Charité avait été clair : « il faut sortir Simplicité de là. Ce ne sont pas quelques heures de liberté qui la sauveront mais la liberté pour toujours. Et pour nous aussi. Nous avons suffisamment donné n’est-ce pas Bonté, n’est-ce pas Sobriété ? » Elles tombèrent toutes d’accord mais elles n’avaient toujours pas la solution.

           Les choses en étaient là quand Bonté qui continuait ses sorties nocturnes surprit la conversation de deux employés municipaux chargés de vérifier les lampadaires. Voilà qu’ils parlaient de la fontaine. L’un avait l’air de s’y connaître : « celle-là, vois-tu, c’est une vraie fontaine Wallace mais on se demande ce qu’elle fait encore là, elle ne sert plus à rien. Remarque les quatre jeunes nanas qui soutiennent l’édifice sont drôlement girondes. Elles portent un nom comme dans les temples grecs. En tout cas ils s’embêtaient pas les gars qui les fabriquaient… avec leurs modèles je veux dire. Plus tard, d’après ce que j’ai lu, on a remplacé les gisquettes par des colonnettes. Moins chouette mais moins cher sans doute. » L’autre écoutait sans rien dire pour la bonne raison qu’il n’avait même jamais remarqué la fontaine alors qu’il passait devant tous les jours. Il fallait que son collègue lui en parle pour qu’il s’y intéresse. « Qui est-ce ce Wallace, un sculpteur ? » « Mais non ! C’était un étranger, un anglais plein aux as. Tu n’as jamais été te promener dans les jardins de Bagatelle ? » « Si, pourquoi ? »  « Parce que tout le domaine lui appartenait. Un richard… tiens comme son prénom… mais un type bien. La preuve c’est lui qui a financé la construction de ces fontaines pour que les pauvres de l’époque aient de l’eau potable gratuitement. »
           Des colonnettes ? Mais oui des colonnettes ! Bonté avait enfin la solution. Seulement voilà où pouvait-on s’en procurer ? Il en fallait quatre de la même taille et surtout capables de soutenir le dôme sans risquer qu’il s’effondre. Le bois était à exclure car avec les intempéries il finirait par pourrir. Non il fallait du solide. Il y avait bien cette forge où elle avait remarqué qu’on y travaillait tard dans la nuit. Pourquoi ne s’adresserait-elle pas là ? Mais auparavant devait-elle en référer à ses compagnes ? Elle n’en était pas persuadée car il était vraisemblable que Sobriété, comme à l’accoutumée, allait jouer les timorées et que Charité par goût de la controverse allait s’engager dans une discussion sans fin. Seule, Simplicité, peut-être trop fatiguée pour intervenir, ne trouverait rien à redire.
           Tout en marchant, Bonté réfléchissait. Instinctivement ses pas l’avaient conduite dans la rue où se trouvait la forge. Celle-ci était éclairée et du dehors on entendait le bruit répété du marteau frappant le métal chauffé à blanc. Bonté entrouvrit la porte. A l’intérieur il faisait une chaleur difficilement supportable. Un jeune homme, vêtu d’un maillot sans manches d’un blanc douteux et d’un jean effiloché aux genoux, était courbé sur l’enclume et martelait de toutes ses forces une pièce à laquelle il donnait peu à peu forme en s’inspirant d’un modèle qu’il avait devant lui. Le grincement de la porte et l’air frais qui pénétra à la suite de Bonté le fit se retourner. « Bonjour ! Que me vaut votre visite à une heure si tardive ? Mais attendez ! Je vous reconnais, vous êtes l’une des cariatides de la fontaine… Et bien ça alors !  Vous vous êtes Bonté qui symbolisez l’hiver n’est-ce pas ? Et si je ne me trompe Simplicité symbolise le printemps, Sobriété l’automne et Charité l’été. » « Mais comment cela se fait-il que vous nous connaissiez aussi bien ? » « Je suis apprenti compagnon. J’ai étudié. Ce serait trop long à vous raconter. Approchez-vous car je ne peux m’arrêter sous peine de tout gâcher. Mon patron me laisse la forge la nuit pour que je puisse réaliser mon chef-d’œuvre en toute tranquillité. Alors que désirez-vous ? » Bonté obéit et s’approcha. Au demeurant ce garçon était fort avenant mais n’allait-il pas lui rire au nez quand elle lui expliquerait ce qu’elle voulait. Bon maintenant qu’elle était là, elle ne pouvait plus reculer. Elle se jeta à l’eau. Il l’écouta bien que toujours concentré sur ce qu’il faisait. Lorsqu’elle eût terminé il hocha la tête. « Difficile mais réalisable. Il faut que j’y réfléchisse. Cela va demander un peu de temps. » « Pas trop si possible. Simplicité ne supportera pas de passer un hiver de plus. » « Rassurez-vous, ce ne sera pas si long. C’est passionnant votre histoire. J’ai peut-être un livre dans lequel je peux trouver des renseignements utiles concernant votre fontaine, car il en a été fabriqué différents modèles. Il faut que je recherche mais vous pouvez compter sur moi. Maintenant laissez-moi travailler car je dois achever cette pièce avant l’aube. »

           Quelques jours plus tard, le jeune forgeron, se rendit à la fontaine. Sur l’instant Bonté eut du mal à le reconnaître car cette fois il portait une tunique écrue, boutonnée sur l’épaule, aux manches bouffantes resserrées aux poignets et dont le col officier était souligné par un fin liseré vert et un pantalon marron en velours côtelé. Vêtu de la sorte il faisait songer à ces paysans russes d’autrefois tels qu’on les imagine au travers de gravures anciennes. Bonté voulut faire les présentations mais soudain elle réalisa qu’elle ne connaissait même pas son nom. La voyant embarrassée il la devança : « je m’appelle Rémi. Aujourd’hui je suis en apprentissage et ensuite j’espère bien faire mon tour de France comme tous les compagnons. Mais comme vous le savez je dois d’ici-là réaliser mon chef-d’œuvre. Une pièce maîtresse qui me prend beaucoup de temps. » Sobriété s’inquiéta : « alors vous ne pouvez rien pour nous ? » Rémi sourit. « Pourquoi dites-vous cela ? J’ai promis à Bonté de vous aider et si je suis ici c’est pour vérifier que les cotes indiquées dans mon manuel sont les bonnes. » Rémi sortit un mètre de dessous sa blouse, le déplia, le positionna de manière à mesurer soigneusement l’espace occupé par les cariatides entre le socle et le dôme et enfin inscrivit le résultat dans un calepin : 70cm. « Sommes-nous si petites ? » Simplicité qui n’avait plus d’yeux que pour Rémi s’étonnait. « Seulement sur l’édifice. A terre vous reprenez une taille normale. Vous l’ignoreriez ? » Seule Bonté le savait. Elle en avait pris conscience lorsqu’un soir elle avait aperçu son reflet dans la vitrine d’un magasin. Mais elle n’en avait jamais rien dit à ses compagnes par crainte sans doute de les perturber. Bien évidemment, Rémi parti,  les reproches fusèrent. « Bonté ! Quelle cachottière tu es ! Tu nous as prises pour des idiotes. Et maintenant tu voudrais que l’on te fasse confiance ! » Il fallut toute la patience de Bonté pour les convaincre qu’elle avait fait pour le mieux et que leur calvaire touchait à sa fin.

           Rémi n’eut aucun mal à fabriquer quatre colonnettes en fer forgé. Ne voulant pas être accusé de voler son patron il lui en avait demandé l’autorisation prétextant une commande que lui aurait faite un membre de sa famille. Bien sûr il paierait. En fait, le patron qui n’était pas chien lui en fit cadeau. Ceci se passait alors que Rémi était sur le point de présenter son chef-d’œuvre au jury chargé de lui décerner le titre de compagnon.
           Le grand jour arriva. Rémi fut admis dans le cénacle. Ce fut une belle cérémonie. Quatre belles jeunes femmes vêtues de voiles vaporeux y assistèrent. Leur présence intrigua mais, lorsqu’on voulut les convier à boire une coupe de champagne, elles s’étaient éclipsées.
           C’est depuis ce temps-là qu’un employé municipal ne cesse de répéter, à qui veut l’écouter, qu’on a remplacé la fontaine Wallace par une pâle copie. Et lorsqu’on lui demande ce qui lui fait dire cela il parle des cariatides qui soutenaient l’édifice et qui ont disparu. Malheureusement il est bien le seul à s’en souvenir. Pour tous les autres, et même pour son collègue, les colonnettes en fer forgé qui supportent le dôme ont toujours existé.