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étude


12 mars 1122 - Suger devient abbé de Saint-Denis.


Par Jean-François Martre


Nous ne pouvions laisser passer cet anniversaire proposé par France Mémoire, concernant Suger, car cet homme qui devient abbé de Saint-Denis il y a 900 ans sera quelques années plus tard le fondateur de Puteaux.

Voici comment Françoise Gasparri, une des meilleures spécialistes de cette époque, parle de Suger :

« Suger, engagé dans l'action et la foi sous toutes ses formes - divines et humaines- fut un abbé administrateur, constructeur, ambassadeur, homme d'État, historien. Sa pensée, toujours prospective, jusqu'à l'obsession, domine toute son œuvre - gestion domaniale, exploitation des terres et amélioration de leurs revenus, recours constant à l'écrit, construction innovante de la basilique, reflet du programme philosophique et surtout politique de longue durée de l'abbé : réunir les trois dynasties royales pour faire de Saint-Denis non seulement la nécropole des rois et le lieu de dépôt des insignes royaux, mais aussi l'église protectrice du roi, le représentant du Saint-Siège en France : réformer l'abbaye, enrichir la liturgie pour perpétuer la mémoire et la prière, le tout consigné dans des chartes confirmées par le roi et par le pape : tenter de faire du roi son vassal pour subordonner le regnum à l'Ecclesia : parallèlement, Suger exalta la fonction royale, la plaçant au sommet de la pyramide féodale. Toute son œuvre écrite est tournée vers l'avenir et la mémoire, dans un combat harassant contre l'oubli, le pire ennemi. Son œuvre historique est destinée à offrir aux générations futures un modèle du roi, ses écrits sur sa propre œuvre devant offrir un modèle d'abbé dans sa fonction, non dans sa personne. Son objectif est essentiellement moral : éviter le mal, imité le bien par l'exemple donné. Tendu vers l'idéal de la beauté et de l'harmonie du monde, l'abbé de Saint-Denis tente de réaliser sur terre sa vision eschatologique de l'unité du matériel et de l'immatériel, de l'humain et du divin, la fusion du ciel et de la terre en une seule «République».


Suger est né vers 1081 et il est mort à Saint-Denis le 13 janvier 1151. C'est un moine, un historiographe et un homme d'État français.

En 1091, âgé de 10 ans, Suger est offert (oblat) au monastère de Saint-Denis où il va faire dix années d'études en compagnie du futur Louis VI « le Gros » avec qui se crée des liens d'amitié et de confiance.

En 1122, il est élu abbé de Saint-Denis, et le restera jusqu'à sa mort en 1151.

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Suger est fait abbé de Saint-Denis, tableau de Juste d'Egmont, musée d'Arts de Nantes, XVIIe siècle.

"https://www.photo.rmn.fr/archive/00-012871-2C6NU04RHE1O.html"

Le renouveau de l'abbaye de Saint-Denis (voir Michel Bur)

« L'abbé Adam lui laissait un établissement endetté, mal administré, opprimé par ses avoués et percevant des cens dans une monnaie qui s'avilissait. Dès 1125, Suger obtint du roi l'entière juridiction sur les deux foires du Lendit et entreprit une tournée jusqu'à Mayence pour récupérer les biens que son lointain prédécesseur Fulrad avait donnés à Saint-Denis. Il réussit aussi à récupérer la petite abbaye d'Argenteuil dont Héloïse, épouse d'Abélard, était devenue abbesse. Mais surtout, en 1127 il procéda à la réforme de l'abbaye de Saint-Denis, rétablissant le jeûne et la clôture (qui interdit aux visiteurs l'accès au cloître), ce qui lui valut les félicitations de Bernard de Clairvaux. »
De 1137 à 1144, Suger reconstruit l'église de Saint-Denis dans le style « de l'architecture de lumière » qu'il avait vu en Italie ; plus tard on la désignera comme le premier chef-d'œuvre de l'art gothique en France.
Il est représenté plusieurs fois sur les vitraux et les sculptures de l'abbatiale :

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Sugerius aux pieds de la Vierge, dans l'Annonciation du vitrail de l'Enfance du Christ, 1144.
© Monuments Nationaux.


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Détail de la porte du portail central de la basilique
où Suger s'est fait représenter à genou devant les pèlerins d'Emmaüs.


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Vitrail du XIXe siècle représentant Suger.( J.Feuillie © CMN )

Suger, ambassadeur et conseiller de Louis VI le Gros

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La France au XIIème siècle

Louis VI n'a d'autorité que sur un petit territoire, le domaine royal (zone en vert), s'étendant de Paris et du Vexin jusqu'à Orléans et Bourges. Le reste du royaume demeure à la merci de seigneurs rebelles et turbulents. Louis VI n'aura de cesse avec l'aide de Suger de réduire cette violence.
Suger devient un des conseillers écoutés et influents de Louis VI qui va s'appuyer sur lui pour améliorer ses rentrées fiscales et affaiblir les seigneurs féodaux en encourageant le mouvement communal.

Commencé en Italie depuis la fin du Xe siècle, un vaste mouvement communal gagne le sud de la France au XIe siècle où des villes comme Arles, Moissac, Carcassonne puis Montpellier, Toulouse, Béziers gagnent leur indépendance et signent des chartes de franchise. Dans le nord de la France, les seigneurs laïques, les évêques et le Pape ont jugé sévèrement et condamné l'émancipation municipale qu'ils jugeaient préjudiciable au régime établi.
Les communes trouvèrent un allié tardif en la personne de Louis VI. Ce dernier, luttant contre les grands féodaux commença à soutenir la révolution communale chez ses grands féodaux et Louis VII concéda de nombreuses chartes de franchise en même temps qu'il imposait sa protection aux nouvelles communautés.
Plus que la force, le grand moteur du mouvement fut l'argent. Le Roi et les seigneurs avaient besoin d'argent pour financer les guerres privées et les grandes expéditions en Terre Sainte, et les villes ne consentaient à en donner que moyennant des privilèges municipaux.

Quelle que soit l'origine des communes, leur constitution est toujours fixée par une charte qui matérialise les conventions passées entre les bourgeois et le seigneur. L'acte reconnaît d'abord le lien juridique qui existait entre tous les habitants de la commune, fixait leurs relations avec le seigneur et donnait les grandes lignes de l'organisation intérieur de la commune. La commune se présente généralement comme une véritable seigneurie de caractère collectif ; elle est un fief qui est régi selon les modes habituels de la féodalité.

Vers 1134, Suger octroie contre rémunération une charte aux habitants de Lorris-en-Gâtinais les exemptant de taille et de corvée. la résidence d'un an et un jour dans la paroisse confère la pleine liberté à tout serf, les habitants ne sont justiciables que du prévôt de Lorris. Cette charte servira de modèle aux « franchises communales » ultérieures à l'origine du renouveau urbain.

1er août 1137 mort de Louis VI au château de Béthizy-Saint-Pierre près de Paris. Son fils Louis VII dit « Le Jeune » lui succède. Peu avant sa mort, Louis VI avait organisé avec Suger le mariage de Louis VII avec Aliénor d'Aquitaine, le 25 juillet 1137, ce qui permit de tripler l'étendue du domaine royal jusqu'en 1151 date de leur séparation. Suger s'opposa à ce divorce qui eut lieu peu après sa mort.


La deuxième croisade et la « régence » de Suger (voir Dominique Barthélémy)

« Le jeune Louis VII respecte Suger mais ne l'aime pas (comme s'il représentait pour lui une autorité paternelle encombrante). Suger ne peut empêcher Louis VII de guerroyer contre le comte Thibaud de Champagne en 1142-3, puisque la reine Aliénor d'Aquitaine le veut. Mais il parvient, de concert avec saint Bernard de Clairvaux (qui ne tarit pas d'éloge sur lui), à réconcilier le roi et le comte. Il désapprouve aussi le départ de Louis VII à la deuxième croisade (qui ne sera pas un succès) et il hésite à accepter le gouvernement du royaume en son absence (une « régence » sans le mot), auquel l'a désigné le 18 février 1147, de pair avec le comte de Nevers, une assemblée de prélats et de vassaux réunis à Étampes. Il accepte du fait que le pape Eugène III le désigne à son tour, aux côtés de l'archevêque de Reims, pour exercer en son nom la bonne garde que l'Église doit aux biens de tout croisé.
Dès lors, de l'été 1147 à l'automne 1149, éclipsant les autres « régents », c'est Suger qui exerce l'autorité royale en France : il administre le domaine, levant et envoyant des subsides à Louis VII, il exerce les droits du roi sur les églises et il maintient la paix dans le royaume, avec l'aide d'évêques et de comtes. Ses qualités de négociateurs, sa fermeté sur le fond accompagnée de ménagements dans la forme font merveille, nous assure-t-on, face aux perturbateurs de haut rang, en particulier face au comte Robert de Dreux, frère cadet du roi, revenu avant lui de la croisade. »


Suger- Administrateur et le renouveau urbain.

Suger a été un grand administrateur des biens de l'Abbaye, mais aussi des intérêts royaux.

1107 il est envoyé par l'abbé Adam, abbé de Saint-Denis, pour gérer la prévôté à Berneval près de Dieppe où il défendra avec succès les intérêts de l'abbaye menacés par les prétentions du duc de Normandie.

1109 il est envoyé à la tête de la prévôté de Toury en Beauce pour défendre les intérêts de Louis VI. Il dut à cette occasion participer à une guerre sanglante contre le perturbateur, le seigneur du Puiset, Hughes, il en gardera toute sa vie le remord.
« C'est au cours de ces deux périodes de gestion territoriale, à Berneval puis à Toury, que Suger put faire preuve de son talent d'administrateur : il fit restaurer les exploitations, réparer les bâtiments, favorisa le repeuplement et acquit une maîtrise de la gestion domaniale, de l'exploitation rurale et de l'économie. » (Voir Françoise Gasparri).

A partir de 1122, il va s'employer à développer cette œuvre administrative dans les possessions de l'abbaye :

« Augmentation des revenus par la lutte contre les fraudeurs et les voleurs, remise à jours des redevances plus ou moins abandonnées, acquisitions nouvelles, plantation de vignes, exploitation de moulins, de pressoirs, installation de viviers, d'étangs, de pâturages aves le bétail. » (Voir Françoise Gasparri).
Il avait, moyennant une somme de 200 livres, libéré les habitants de Saint-Denis et du bourg Saint-Marcel, de certaines obligations liées au servage et notamment la mainmorte, taxe prélevée lors des successions.

Voir "https://archeologie.culture.fr/saint-denis/fr/abbe-suger-vers-1081-1151"

Il va redresser ou même fonder de nouveaux villages, certains seront fortifiés comme ceux de Toury et de Vaucresson avec enceintes, tours et maisons-fortes.

La plupart de ces redressements et créations sont confirmés par une charte, le plus souvent par une charte royale.

En 1130 au lieu-dit Saint-Félicien près de La Courneuve, 80 hôtes et des vignes
En 1134 il y avait eu la charte de Lorris dont on a parlé plus haut.
En 1137, Création de Carrière-sur-Seine
En 1145, Création de Vaucresson où soixante hôtes s'installent rapidement, amenant de nouveaux revenus à l'abbaye.

Suger et Puteaux

Le renouveau urbain développé par Suger s'applique particulièrement bien à propos de Puteaux.
A l'écart des routes de communication de l'époque qui passaient par Saint-Germain-en-Laye ou par Saint-Cloud où le premier pont apparaît dès 841, Putiauz est un petit hameau isolé de cultivateurs et de pêcheurs rapportant peu de revenus à l'abbaye.

Il n'en sera plus de même après Suger.
À la demande de Louis VI qui fréquente assidûment la forêt de Saint-Germain-en -Laye, et qui souhaite s'y rendre par un accès plus court que par la route de Saint-Denis et le tour de la presqu'île de Gennevilliers, Suger installe un bac à l'endroit où se trouvait le gué de Neuilly (voir site de la Ville de Neuilly). On est en 1140, un nouvel axe de communication se développe entre Paris et l'ouest pour les voyageurs et les marchandises, les terres avoisinantes vont être mises en valeurs dans les années suivantes.

C'est en 1148, pendant la « régence », qu'est signée à l'abbaye de Saint-Denis la charte créant une ville neuve au lieu-dit Putiauz près du fleuve Seine. Il s'agit de mettre en valeur ce territoire essentiellement en y développant la vigne et d'attirer des cultivateurs/vignerons et les artisans associés, charrons, ferronniers, maçons, boulangers. Cette création s'accompagne d'un certain nombre d'avantages pour encourager le peuplement.

On se reportera à l'étude sur l'origine de Puteaux qui se trouve sur le site de la SHALP.
Le texte de la charte s'y trouve avec une traduction :
"http://www.shalp-puteaux.org/histoire/pages/etudes/etude003.html"

Seize chartes intitulées au nom de Suger sont aujourd'hui accessibles (voir Gasparri, 1996-2001). Une dix-septième charte a été depuis mise en évidence dans le cartulaire de Rueil (voir Guyotjeannin, 2004) qui concerne les franchises de Vaucresson et de Puteaux. Ces deux nouvelles communes sont membres de la prévôté monastique de Rueil. Si le succès de l'opération est plus grand à Puteaux qu'à Vaucresson, qui dépassa de taille cette dernière, il semble que Saint-Denis eut fort affaire à Puteaux avec la concurrence de Saint-Germain-des-Prés.
La charte de Puteaux est moins circonstanciée que celle de Vaucresson comme s'il n'était pas besoin de préciser les conditions de l' établissement de la villeneuve. Tout laisse à penser que le catalogue des mesures était proche, et par exemple, comme à Vaucresson, que l'habitant aura pour résidence une mesure de terre d'une superficie d'un arpent un quart au cens de 12 deniers et sera libre de toute taille et de réquisition. Seuls les habitants résidant sur place pourront tenir de la terre au finage de Vaucresson.

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Plus tard, on verra apparaître, au niveau du bac, un petit port de Nully puis un bourg, le futur Neuilly.

Les traces du renouveau urbain de Suger à Puteaux

Il est peut-être encore possible aujourd'hui de rechercher des traces de cette époque à travers le découpage des fiefs, les cartes, les plans et le parcellaire des cadastres et peut-être aussi les puits, les caves et autres fondations anciennes encore existantes.

Suger historien

Suger n'a pas été le seul Abbé réformateur d'un grand monastère de l'époque, mais il a beaucoup écrit pour laisser des traces contre l'oubli, mais aussi pour l'exemple. On peut le considérer comme un historien, et en particulier, on lui doit une « Vie de Louis VI » dont il fut proche et quelques pages sur Louis VII qu'il a écrites avant sa mort.
La « Vie de Suger » a elle-même été écrite peu après sa mort, par son collaborateur intime, le moine Guillaume.

Références :
- Michel Bur, « Suger abbé de Saint-Denis, régent de France » , Perrin, Paris, 1991
- Françoise Gasparri, « Suger de Saint-Denis, Abbé, soldat, homme d'état au XIIème siècle » , Paris Picard, 2015
- Dominique Barthélémy, « Nouvelle Histoire des Capétiens (978-1214) » Paris, le Seuil.
- Olivier Guyotjeannin « Deux actes de Suger - Les franchises de Vaucresson et de Puteaux » bibliothèque de l'École des chartes 2004.

"https://www.persee.fr/doc/bec_0373-6237_2004_num_162_2_463461 "

J.F.M. - 04/2022