étude

Les origines de Puteaux

Par Jean Pierre Brut

Selon Michel Guillot, historien de la ville de Suresnes, la boucle de la Seine qui va de Suresnes à Bougival appartenait depuis 704 à l’abbaye de Saint-Wandrille pillée le 9 janvier 852 lors des invasions normandes entraînant l’exode des moines rescapés. Le domaine resté libre est attribué en 875 à l’abbaye de Saint-Denis en compensation des pertes subies par les Vikings. Cette boucle de la Seine relevait alors du domaine fiscal de Rueil dont les terres étaient confiées à l’abbaye Normande.

Un ‘’Official’’ chargé de rechercher l’origine de Puteaux pour les Dames de Saint Cyr en 1776 attribuait la donation de Puteaux à l’abbaye de Saint Denis à une Charte datée de 635 du Roi Dagobert faisant don à l’abbaye de St Denis du village d’Aqua Puta. Le nom « Aqua puta » a été traduit littéralement par « Puteaux ». Mais les historiens, dont Michel Guillot, pensent que ce nom qui signifie « eau pure », concernerait Eaubonne.

Le premier texte connu concernant le nom de notre ville est sa charte de fondation établi par l’abbé Suger en 1148 et qui mentionne la « Villa nova in loco qui vocatur Putiauz ». Elle se situe un an après l’ouverture du bac de Neuilly destiné à faciliter l’accès à la route de Saint germain et probablement à générer une activité plus importante sur l’autre rive de la Seine.

L’abbé Suger, abbé de l’abbaye de Saint Denis, est chargé par le Roi Louis VII le Jeune de réorganiser le Royaume. Au moment de la fondation de Putiauz, il est Régent du Royaume en l’absence du Roi parti conduire avec Conrad III, roi germanique qui règne sur le Saint Empire, la deuxième Croisade de Saint Bernard de Clairvaux qui va durer de 1147 à 1149. Suger crée plusieurs autres villes nouvelles dont Carrières-sur-Seine, Vaucresson, Villeneuve-la-Garenne et d’autres encore. Il s’attache à mettre en valeur les terres délaissées ou possédées sans titre par des seigneurs de la noblesse d’épée. La création de ces villes nouvelles a pour but d’attirer des populations actives pour cultiver ces terres. Afin de favoriser ce peuplement, il n’hésite pas à donner aux habitants de Putiauz des privilèges non négligeables : l’amende pour délits ordinaires est plafonnée à 12 deniers, ils sont exemptés de toute taille, ils n’iront à l’ost qu’en sa présence, ils ne répondent en matière de justice qu’à lui ou à son sergent qui demeure dans la ville. En revanche, pour les délits graves, ils ne peuvent se prévaloir d’aucun privilège.

Selon M. Jacques Loillieux, putiauz, en vieux français, est une forme du cas singulier de « putel », nom commun, dont le sens est « bourbier » ou « marécage », Dans cette catégorie des noms se terminant en « el », nous explique M. Loilleux, appartiennent, pour prendre quelques exemples, « putel », « chastel », « agnel », « mantel », « chapel », etc., dont la finale « els » est devenue « eaus », « eau » (qui n’a rien à voir avec « eau » issu d’  « aqua ») et qui a donné « château, agneau, manteau, chapeau et…Puteaux. Le ‘’eaux’’ de Puteaux qui semble un pluriel est en fait la forme singulier du cas régime de Putel qui s’écrivait Puteaus devenu Puteaux, le’’s’’ s’écrivant fréquemment ‘’z’’’ et s’est transformé comme le pluriel de tous les noms en eau en ‘’x’’. Cette finale en ‘‘el’’ est tombé dans l’oubli au XVe Siècle (cf. ci-après l’étude de M. Loilleux).

Michel Guillot, l’archiviste historien de Suresnes, nous précise lui aussi que Putiauz est un toponyme roman confirmant, dit-il, l’étymologie fournie par M. Roblin que Puteaux est en vieux français le synonyme de bourbier, confirmant ainsi la traduction de M. Loilleux.

L’annuaire de Puteaux (Administratif, industriel, statistique et commercial) d’Alfred Lefeuve de 1857 nous rapporte l’anecdote suivante : « au XVe Siècle, il n’y avait à Puteaux ni caniveaux ni même de ruisseaux pour l’écoulement des eaux fluviales et ménagères, en sorte que ces eaux croupissaient et sentaient mauvais ; et les voyageur de dire, en parlant de ce pays : les eaux puent, et de là, dit-on, puent eaux, ensuite put-eaux ou Puteaux ».

Mais alors pourquoi « Puteoli » traduit par ‘’puits’’ alors que ‘’puits’’ en latin se dit puteali, et puteo signifiant ‘’sentir mauvais, puer’’ pouvant donner bourbier, marécage ?

Au XVIe Siècle, l’abbé Leboeuf, qui a écrit une « Histoire des Environs de Paris », prétend que Puteaux est tiré du latin « puteoli ». Ce nom de Puteoli se trouve effectivement un siècle après la fondation de Putiauz, dans une chartre de 1248, de Guillaume, abbé de Saint Denis, affranchissant du servage les manants des villages de Villeneuve, Gennevilliers, Asnières, Colombes, Courbevoie et Puteaux. On le trouve également dans un acte de vente de mars 1254 d’un domaine appartenant à Raoul chevalier (ou militaire) de Puteaux et à son épouse Eustachie. L’acte rédigé en latin mentionne « Rodulphi de Puteolis militis quomodo ipse et uxor vendiderunt nobis… » De fait, les textes en latin qui ont suivi, rédigés par des clercs, ont latinisé le nom de la ville comme cela se faisait traditionnellement, mentionnent « puteoli ». Il faut aussi rappeler qu’il existait dans la Rome antique, un port de la Campanie italienne nommé « Puteoli », aujourd’hui Pouzzoles.

Dès le XVIe ou XVIIe Siècle apparaît le nom de « Puteaux » dans tous les textes rédigés en Français.

Entre marécages et petits puits, chacun peut choisir l’origine du nom de « Puteaux ». Mais, ce nom de Puteaux venant d’une forme du cas singulier de « Putel » signifiant bourbiers ou marécages, proposé par M. Jacques Loillieux, utilisé par l’abbé Suger en 1148, paraît être la bonne hypothèse. Il faut imaginer que les berges de la Seine au XIIe siècle n’étaient pas aménagées et de nombreuses parties du rivage était constituées de marécages. Le hameau du lieu dit de cette boucle de la Seine devait déjà porter ce vocable de putiauz depuis fort longtemps lorsque Suger l’a élevé au rang de « ville nouvelle » puisqu’il écrit : « au lieu qu’on appelle putiauz ».
 
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Etude réalisée en juin 2004 par M. Jacques LOILLIEUX sur l’origine du nom « putiauz »

 

1) Citation du dictionnaire des noms de lieux d’Albert Dauzat

 (A. Dauzat et Ch. Rostaing, « Dictionnaire étymologique des noms de lieux en France », 2e édition revue et complétée par Ch. Rostaing, Librairie Guénégaud, 10, rue d’Orléans Paris VIe 1978).

PUTEAUX , cant. Seine (Puteolis XIIe S.) :
                        lat. * putid-ellum, anc. fr. putel, bourbier, mare.

La première édition de cet ouvrage a paru à la Librairie Larousse en 1963.
* L’astérisque indique les formes conjecturales.

Consultons le Gaffiot : PUTIDUS, A, UM : pourri, gâté, puant, fétide.

2) Formes grammaticales de PUTEL

Pour les substantifs et adjectifs masculins, l’ancien français avait une déclinaison à deux cas :
- le cas sujet (C.S.), vestige du nominatif latin, employé aussi pour le vocatif ;
- le cas régime (C.R.), issu de l’accusatif, et servant aussi pour le génitif, le datif et l’ablatif.*
La déclinaison de « putel », à son origine s’établissait ainsi :
                       


Singulier

Pluriel

C.S. : putels

C.S. : putel

C.R : putel

C.R : putels

Le C.S. singulier ressemble au cas régime pluriel et, inversement, le cas régime singulier ressemble au cas sujet pluriel.
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A l’époque de Suger, l’évolution phonétique avait déjà entraîné une modification des finales « -ls ». « L » se vocalisa en « ou », semi-voyelle écrite « u », mais prononcée comme le « W » anglais dans « with », par exemple. Cette transformation est due au fait que, dans cette position (voyelle + l + s), « l » se prononçait dans le fond de la bouche, sous le voile du palais, particularité qui, au fil du temps, transforma cette consonne en « ou » semi-voyelle (w).

Dans la catégorie à laquelle appartiennent, pour prendre quelques exemples, « putel », « chastel », « agnel », « mantel », « chapel », etc., la vocalisation de « l » en « w » (écrit « u ») s’accompagna de la diphtongaison de « e » en « ea ». La finale « els » est donc devenue « eaus », « eau » (qui n’a rien à voir avec « eau » issu d’  « aqua ») étant une triphtongue, émise en une seule syllabe, chacun des éléments étant effectivement prononcé (é + a + w), ainsi que l’ « s » final, d’ailleurs.

La déclinaison de « putel », « chastel », etc., est donc devenue la suivante :
                       


Singulier

Pluriel

C.S : puteaus

C.S : putel

C.R.: putel

C.R. puteaus

 « Putels » est remplacé par « puteaus », au cas sujet singulier, comme au cas régime pluriel.

La variante « putiaus » est, selon Guy Raynaud de Lage, dans son « Manuel pratique d’ancien français » (Picard et Cie, Paris, 1964), à la page 227, et à propos de « chastiaus », « une forme picarde en principe, en fait répandue au-delà de la Picardie ». Le texte de Suger est une preuve de cette diffusion. Le « z » de Putiauz est probablement dû à une habitude ancienne ;  « ls » s’écrivait d’ordinaire « lz », à « putels » correspondait « putelz », et ce « z » aurait continué à se substituer à « s » dans les formes nouvelles « eaus », « iaus ».

Dans le texte considéré, « villa nova in loco qui vocatur Putiauz », il ressort de l’analyse grammaticale que le mot français désignant le lieu-dit est au cas sujet singulier car, au pluriel, nous aurions « Putel » (peut-être « Putiel »). Le sens est donc « Bourbier », et non « Bourbiers », comme le donnerait à penser une interprétation à partir du moyen français ou du français moderne.

Dès le 14e siècle, en effet, vers 1350, date conventionnelle, le cas sujet a disparu, l’ancien français donnant ainsi naissance au français moderne, dont le premier aspect (1350 – 1600) est appelé, pour la commodité, moyen français. Il ne nous reste plus que le cas régime, qui se charge aussi du rôle du cas sujet. Nous devrions donc avoir : « chastel (sing.), « chasteaux » (plur.), « agnel », « agneaux », etc., et si le mot n’était pas sorti de l’usage au 15e siècle, « putel », « puteaux ». Or, nous constatons que le singulier est devenu « chasteau », « agneau »,… « puteau ». Que s’est-il pasé ? L’explication est simple ; il s’agit de formes analogiques issues de « châteaux, « agneaux », etc., par suppression de la marque du pluriel qui, à l’époque, se prononçait. Cette substitution de formes ne résulte pas d’une décision d’une quelconque académie, inexistante d’ailleurs, mais, tout simplement, de l’usage. Tout comme la réduction de la triphtongue « eau » en une voyelle unique « o » fermé, prononciation en vigueur depuis quatre ou cinq siècles.

Précisons, toutefois, que la question de savoir si, dans le texte de Suger, « Putiauz » est au singulier ou pluriel peut être discutée, car « les noms propres ont préféré de bonne heure la forme régime » (L. Clédat, Chrestomathie du Moyen Âge, p. XIII ; Librairie Garnier frères, Paris, 1932).

Il reste à expliquer la terminaison en « x », qui résulte d’une erreur. « Dans les manuscrits [la] finale « us » était représentée par un sigle qui ressemblait à « x » : on écrivait « chevax », qui correspondait à « chevaus » (Joseph Anglade, « Grammaire élémentaire de l’ancien français », Paris, Armand Colin, 1947, p. 84). Plus tard, vers le 15e siècle, on perdit le sens de cette façon d’écrire, qui parut anormale, et l’on inséra un « u » entre « a » et « x ».  Malheureusement, on ne comprit pas qu’il fallait restituer « s » et supprimer « x ». Ainsi naquit cette fausse question des pluriels en « x » !

 

3) Quelques citations d’auteurs

Putel, -tiel  n. m. (XIIe – XVe s.). Bourbier :
« Li deable l’ame en plungent 
En lor putiaus et en lor boes »
(XIIIe s. Gautier de Coincy). Etym. put.

Traduction  : « Les diables en plongent l’âme 
Dans leurs bourbiers et dans leurs boues » (J. Loillieux).

                        Lors l’a saisie par la treche
                        et vers un ort putel s’adrece,
                        ens l’a getée et balanchie.
                                               Gerbert de Montreuil, XIIIe s.
                              (La continuation de Perceval, vers 15601–15603)
Traduction : « Alors, il l’a saisie par la tresse [de ses cheveux]
et se dirige vers un sale (infect) bourbier ;
dedans il l’a jetée et précipitée » (J. Loillieux)

Voici deux citations du « Roman de la Rose » (XIIIe s.), publié chez H. Champion par Félix Lecoy, 1965 – 1970.
                        L’en te devroit en un putel
                        tooullier conme un viez panufle. (vers 6354–6355)

Traduction : « On devrait te plonger dans un bourbier comme un vieux chiffon » (J. Loillieux)

                        Dignetez et poissances done,
                        ne ne prent garde a quel persone ;
                        car ses graces, quant les despant,
                        en despendant si les espant
                        qu’el les giete en leu de poties
                        par puteaus et par praeries. (vers 6531 – 6536)

Traduction :  « Elle [la Fortune] donne dignités et pouvoirs
                        et ne prend garde à qui ;
                        car ses faveurs, quand elle les distribue,
                        elle les répand de telle sorte qu’en les distribuant
                        elle les jette dans un lieu d’immondices
                        à travers bourbiers et prairies » (J. Loillieux)

 

Enfin deux citations de « La vie de saint Thomas Becket » de Guernes de Pont-Sainte-Maxence (XIIIe s.), éd. d’Emmanuel Walberg, chez H. Champion, 1964

Fait Robert : « La terre est voide del traïtur
Qui voleit la corune tolir a son seignur,
Traitez deüst bien estre a mult grant desonur,
Getez en un putel u en greinur puur » (vers 5761 – 5764)

 

Traduction : « Robert dit : ‘’La terre est vide (= débarrassée) du traître
                        Qui voulait à son seigneur prendre la couronne.
                        Il aurait bien dû être traité à très grand déshonneur,
                        Jeté en un bourbier ou en plus grande puanteur’’ » (J. Loillieux)

                        Geter en un putel e as chiens e as pors (vers 5775)

Traduction : « Jeter en un bourbier et aux chiens et aux porcs » (J. Loillieux)
           
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Texte fondateur d’une ville neuve au lieu dit PUTIAUZ
et privilèges donnés à ses habitants
par Suger, abbé de Saint-Denis
           

Document

 (Archives National LL 1167 fo 52 verso, Cartulaire de Rueil XIIIe siècle)

Traduction en français du texte en latin

 

            « Nous voulons faire savoir à tous présents et à venir que moi, Suger, par la grâce de Dieu abbé de l’Eglise des saints martyrs du Christ Denys, Rustique et Eleuthère, avons fait faire, du commun consentement de nos frères, une ville neuve près du fleuve de Seine au lieu qu’on appelle putiauz. Pour les hôtes qui demeureraient dans la dite ville, nous avons décidé que, en ce qui concerne l’amende due pour les délits ordinaires, ils paieront douze deniers ; qu’ils seraient exemptés de toute taille ; qu’ils ne s’en iront pas à l’ost, sauf notre présence, qu’ils ne répondront pas en matière de « justice » autrement qu’à nous ou à notre sergent qui demeurera dans la dite ville. Mais en ce qui concerne l’amende due pour les grands délits, ce qui est le cas du vol et d’autres semblables, nous les privilégions absolument de rien. 
            Fait à Saint-Denis l’an du Verbe incarné mil cent quarante huit ; sceau de Guillaume, prieur et infirmier, de Guillaume préchantre, sceau de Godefroi, trésorier et sceaux de quantité d’autres. »

(Sous ce texte, plus bas et d’une autre main)

Ci sunt les dismes (les cens, un mot rayé) depprès nouviaux

Pierre d’Argenteuil le vieil                                        Guillaume le Bouchier
Houdinet le bouchier                                                La Bourrenne
Jehan de la Marche                                                 Jehan Renout
Guillaume Martin                                                     Guillaume Clarembout
Jehan le trancheur                                                   Perrenelle d’Argenteuil
Pierre d’Argenteuil le jeune                                      les effans Jehan Abece
Jehan de Clichi                                                        Guillaume La Merde, hoc est dictum la Mare
La fameux Thomas le bouchier                                Guillaume Maupetit de Cennoy
(…) Morise Hodierne
Mestre Jehan de Dammartin
enmon de Poici                                                        (Plus bas, sous cette liste)
l’hostel de Bergermal                                              
Perres Pourri                                                          Valent XXX•III & Xiii S.
Andri Pourri
Gile Aubert


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Cette étude est extrait du livre « Histoire de la Paroisse de Puteaux » ouvrage collectif auquel a participé Monsieur Jean Pierre Brut.